Tube de l'été. Il n’y a plus de saison! Dans un monde dans lequel la saisonnalité est devenue aussi incontournable que la proximité, l’adage n’est cependant pas complètement galvaudé. Sur les bords des lacs, l’été venu, nombres d’irréductibles gourmands persistent à commander un mets de choix. Que dis-je, une star du patrimoine gastronomique romand: les incontournables filets de perche. Préparés façon meunière, bien dorés et parfaitement alignés dans leur assiette, inévitablement accompagnés de leurs frites fraîches et de leur sauce tartare, ces petits poissons lacustres sont particulièrement appréciés à la belle saison, de préférence sur une terrasse les pieds dans l’eau. Et pourtant, ce n'est pas la saison.
L'été, la demande de filets de perches augmente proportionnellement au nombre d'ouvertures de terrasses. On les apprécie simplement meunière, les pieds dans l'eau et accompagnés d'un verre de chasselas.
Légende d'automne. C’est bien à la fin de l’été, quand les jours commencent à raccourcir et que les matinées se font plus fraîches, que la pêche locale du petit carnassier bat son plein. Un paradoxe souligné par Alexandre Fayard, pêcheur à Gland et président du Syndicat intercantonal des pêcheurs professionnels du Léman: «Quand la pleine saison de la perche démarre, début septembre, c’est pile le moment où les restaurateurs mettent la chasse à la carte.»
Patience et expérience. Un décalage entre l’offre, optimale de septembre à novembre et la demande, beaucoup plus forte en été, qui oblige la centaine de pêcheurs professionnels du Léman à user de tous leurs talents pour débusquer la perle rare. «L’été, on compose avec les aléas de la météo, on fait jouer l’expérience, on cible certains coins, on va plus profond», explique Alexandre Fayard. La patience est elle aussi mise à rude épreuve. Installé à Clarens, Henri-Daniel Champier a trouvé la parade face aux amateurs en quête de leur graal: «Je ne prends plus de réservation, je ne réponds plus au téléphone. Chez moi, c’est premier arrivé, premier servi!»
Au Contretemps, à Territet, c'est la perche Loë qui est mise à l'honneur toute l'année.
Au Bistrot du Rivage à Lutry, les filets de perche sont du lac sauf avis contraire clairement annoncé au client en cas de pénurie.
Plat hors saisons. L’incertitude, Loïc Vanneville, chef de cuisine du Café Beau-Rivage à Lausanne (14/20), ne peut se la permettre. Dans cette belle adresse des quais d’Ouchy, les «filets de perche du lac meunières selon arrivage, frites du Léman» sont à la carte toute l’année. Mentionnés dans la rubrique «Les incontournables du Café» à côté du tartare de bœuf ou du filet de veau suisse rôti, ils ne doivent pas manquer :«C’est un plat très apprécié et commandé toute l’année. Nous travaillons avec Monsieur Lacombe, qui a son bateau à Morges et qui nous livre l’essentiel de sa pêche. En juin dernier, on était à 35 kilos de filets par semaine, soit 140 kilos par mois.»
Meunière tu dores. Délicatement rôtis d’abord à l’huile puis au beurre, puis simplement arrosé d’un filet de citron, les filets s’apprêtent simplement. Gain de temps en cuisine, cette cuisson classique est la plus prisée des amateurs. «Ne pas proposer nos filets de perche, c’est perdre des clients», confie le chef du restaurant situé sous le palace lausannois, pile face au lac. Un attrait qui impose parfois des concessions «En mai, en période de fermeture de la pêche, nous proposons des perches d'élevage suisses. Tout en le signalant clairement à nos clients», précise Loïc Vanneville.
Loïc Vanneville, le chef du Café Beau-Rivage s'essaie à des recettes moins classiques autour du filet de perche. L'été dernier, on pouvait déguster ce poisson en escabèche.
Au Café Beau-Rivage et sur sa jolie terrasse à deux pas du lac, les filets de perche du Léman sont tout simplement incontournables.
Perches de l'est. Si l’année 2022 a été remarquable en termes de pêche, avec 673 tonnes de poissons capturés dans le Léman dont 438 tonnes de perches, les jours sont désormais plus difficiles. Présence des cormorans et de la moule quagga, mauvaise oxygénation du lac, eau trop propre ou trop polluée… les raisons de cette raréfaction sont plurifactorielles, mais assez habituelles et cycliques. La capture du poisson star dans les eaux du lac est de toute façon, même en période propice, loin de combler l’énorme demande. Sur 7000 tonnes de perches englouties chaque année, seul 10% proviennent d’espèces indigènes. Le reste étant importé de pays comme l’Estonie, la Pologne ou l’Allemagne.
Le dicton du chef Jean-Marc-Bessire? «Au Cigalon, tout est bon, surtout le poisson.» On le croit volontiers!
Boya et lotte. Quant à la perche d’élevage comme la Loë, élaborée en Valais, elle reste une option coûteuse, comme l'explique Jean-Marc Bessire, chef de cuisine du Cigalon à Thônex (17/20) et grand spécialiste du poisson: «La perche Loë est un beau produit, bien calibré. Mais son prix est très élevé. Seuls certains restaurants gastronomiques peuvent se le permettre. Et puis la perche estampillée Léman, c’est aussi une question de réputation.» S’il apprécie les filets de perche, qu’il cuisine exclusivement à l’huile d’olive et qu’il accompagne d’une sauce vierge à la tomate, le chef aime cuisiner la boya, une perche adulte plus grosse et moins demandée. Et dans son menu dégustation, c’est la lotte du Léman qui a la vedette: «Sa chair est délicieuse, on fait revenir son foie tout frais… Il y a vraiment de belles alternatives à la perche parmi toutes les espèces de poissons du lac. Il suffit juste de les faire connaître.»
Photos: L'illustré, DR