Texte: Alex Kühn | Photos: Julie de Tribolet
L'archétype du chef français. La poignée de main est ferme, la veste de cuisine et la toque haute d’au moins 30 centimètres brillent d’un blanc immaculé. Si l’on entrait les mots-clés «Français», «chef de cuisine», «jeune» et «dynamique» dans un programme d’images par IA, on obtiendrait un portrait qui ressemblerait étrangement à celui de Jérémy Desbraux (grande photo ci-dessus). Mais que signifie la toque pour Desbraux, le chef de la Maison Wenger au Noirmont (JU)? Une démonstration de valeurs classiques, d’autorité? «La toque symbolise pour moi tout simplement le passage de la personne privée au chef de cuisine. Si je ne la porte pas au restaurant, je me sens incomplet», explique le quadragénaire avec un sourire.
Chef d'orchestre silencieux. La brigade de la Maison Wenger travaille avec autant de précision et d’harmonie qu’un orchestre de haut niveau. Jérémy Desbraux en est le chef. Planté au passe, il garde tout à l’œil, goûte, ajuste, annonce et donne sa bénédiction aux assiettes avant qu’elles ne quittent la cuisine. Depuis la table du chef, on a une vue parfaite sur le passe et sur le grand piano au centre de la cuisine. Treize cuisinières et cuisiniers y œuvrent, beaucoup depuis des années. Élena Deglaire, la main droite de Desbraux, depuis le premier jour déjà. Les petites casseroles de sauces sont alignées au cordeau ; le parfum qui s’en échappe éveille la curiosité de ce qui va suivre.
L'âme de la Maison Wenger: Jérémy Desbraux et sa femme Anaëlle Roze, cuisinière de formation, qui s’occupe des clients en salle.
Envoyez la sauce. Jérémy Desbraux est un vrai «roi des sauces». Le service dirigé par son épouse Anaëlle Roze tient compte de ce fait en proposant, pour chaque plat, une petite saucière remplie des précieux liquides. Et rares sont les clients qui résistent à la tentation. À gauche et à droite, on voit des convives au visage rayonnant porter leur cuillère à la bouche, non sans gourmandise. Ironie de l'histoire, Lenya, six ans, la fille de Jérémy et Anaëlle, n’aime pas les sauces. Ni avec ses pâtes préférées, ni avec la fondue chinoise. «Au mieux, elle accepte un peu de mayonnaise. Elle dit que la sauce change trop le goût d’un plat», explique son papa.
Desbraux sublime ses artichauts à la Barigoule avec de l’aspérule odorante des Franches-Montagnes.
Miguel Valerio et Élena Deglaire couronnent symboliquement leur chef «Cuisinier de l’année».
Avec les haricots croquants du canton de Vaud, il y a une sauce rafraîchissante aux pousses de sapin.
Le Jura dans l’assiette. Que ses onze années passées à l’Hôtel de Ville de Crissier l’aient marqué, le chef quadragénaire ne peut, ni ne veut le nier. Pourtant, sa cuisine s'en est émancipée. Le chef tient à mettre en valeur, en plus des saisons, le canton du Jura dans ses assiettes. Par exemple sous la forme d’une truite délicatement pochée, qui nageait encore la veille dans l’eau de source des Franches-Montagnes et qui s’épanouit désormais dans un fumet parfumé à la verveine citronnelle. Chez Jérémy Desbraux, le produit reste la star incontestée du plat. Le retse, même la sauce, n'est là que pour faire briller un peu plus la vedette. Une cuisine d’une telle droiture, d'une telle clarté, est chose rare.
Les magnifiques cèpes sont nettoyés un à un avec un linge humide avant de passer à la poêle.
La reine-des-prés donne à l’œuf surprise et son envoûtante sauce aux champignons une touche automnale. En accompagnement, des girolles.
Champignons et reine-des-prés. Lui qui a grandi à Belfort et officie au Noirmont depuis 2019, se sent-il aujourd'hui plus français ou jurassien? «Même après 17 ans en Suisse, je suis resté un chef français. La cuisine de Bocuse ou des frères Troisgros reste ma référence. Mais ce que je mets à la carte est de plus en plus influencé par le Jura. J’adore, par exemple, les fruits de mer, mais je n’en sers presque plus, car ils n’appartiennent pas vraiment à notre terroir», explique-t-il. Dans une région telle que Le Noirmont, la logistique et l'approvisionnement sont par ailleurs plus délicats qu’à Zurich ou Bâle: une autre raison de privilégier les ingrédients locaux. «Nous avons ici, entre autres, du beurre et des œufs d’une qualité exceptionnelle. Ce sont des produits qui me tiennent particulièrement à cœur», souligne le chef Desbraux. Un œuf surprise fait toujours partie du menu. Lors de notre visite, il était sublimé par des girolles et une sauce aux cèpes divine, relevée d’une touche de reine-des-prés. Qui a besoin d’un homard importé dans ce cas?
Bienvenue au Noirmont: un passant s’invite sur la photo de groupe, l’équipe de la Maison Wenger le prend avec sérénité.
Ses inspirations. La liste des grands chefs avec lesquels le «Cuisinier de l’année 2026» a eu la chance de travailler est longue: Etienne Krebs, Gérard Rabaey, Anne-Sophie Pic, Philippe Rochat, Benoît Violier et enfin Franck Giovannini. «J’ai retenu quelque chose de chacun d’eux. De Krebs, la leçon qu’il est possible de trouver un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée ; de Rabaey, l’exigence absolue lors des achats ; de Pic, la présentation féminine ; et de mes trois chefs à Crissier, la discipline et l’excellence technique», résume-t-il. Lorsque Jérémy Desbraux parle de Violier, il devient pensif: «Son suicide, il y a presque dix ans, a été terrible. Mais je me suis dit: il faut continuer, se concentrer sur son travail. Et c’est ce que j’ai fait.» Sur le plan professionnel, il doit beaucoup à Benoît Violier: «Quand je me préparais pour un concours, il descendait de son appartement jusque dans la cuisine du restaurant même le week-end, goûtait les plats et me donnait des conseils. Il était toujours présent.»
Le tout nouveau «Cuisinier de l’année» a hérité de l’amour du pain. Son père était boulanger.
La métamorphose après le service. Une fois le service terminé, Jérémy Desbraux retire sa toque et redevient… Jérémy Desbraux, version père de famille. Il n’est alors plus du tout aussi strict. «Comment le pourrais-je?», demande Desbraux en caressant tendrement les cheveux de sa fille. Les repas partagés avec sa femme, la petite Lenya et son frère Florian, qui travaille comme pâtissier au restaurant, sont pour lui de véritables îlots de réconfort dans le quotidien et l’aident à se détendre. Lors de ses jours de repos, il préfère passer du temps avec sa fille, par exemple dans les forêts le long du Doubs, un paysage mystique qui, à l’automne, oscille entre brumes et rayons de soleil dorés. Au printemps, Jérémy Desbraux et ses cuisiniers y récoltent des pousses de sapin, qui, transformées en mousseline légèrement acidulée, accompagnent les haricots verts lors de l’entrée de notre menu de fin d'été.
Les mignardises à base de framboise pourraient tout aussi bien figurer dans la vitrine d’un bijoutier.
Après le déjeuner, place au dîner: le staff prépare la salle pour les prochains convives.
4000 kilomètres à vélo. Lorsqu’on se trouve face à Jérémy Desbraux, on le remarque immédiatement: le chef ne se contente pas de se promener en forêt. Grand sportif, il a des bras musclés et aucun gramme de graisse sur son visage efflanqué. Running ou fitness? Ni l'un ni l'autre. «Je suis un passionné de vélo, que ce soit sur route ou en VTT en montagne. Je parcours facilement 4000 kilomètres par an. Comme dans mon métier, j’aime les défis dans le sport », explique-t-il. Autre source de détente pour le chef aux 18 points: «Faire du pain», dit-il les yeux brillants. «Parce que c’est quelque chose de totalement différent de la cuisine. Et peut-être aussi pour des raisons génétiques. Mon père était boulanger et m’a apparemment transmis cette passion.» Les clients de la Maison Wenger bénéficient ainsi d’un pain exceptionnel, cuit deux fois par jour. L’année prochaine, toute la région pourra en profiter: le chef Desbraux prévoit d’ouvrir une boulangerie à Breuleux, commune voisine du Noirmont.
Photos: Julie de Tribolet