Photos: Blaise Kormann
Le prix, c’est (un peu) moi. Je ne pensais pas qu’un jour, j’officierais comme prix d’un concours GaultMillau. Et pourtant. C'est (en partie) ce qu'a gagné un de nos lecteurs fidèles en tentant sa chance à notre concours organisé en juin: un dîner chez Anne-Sophie Pic, au Beau-Rivage Palace à Lausanne, en ma compagnie. (Grande photo ci-dessus: Steve Stalder, à gauche, le gagnant de notre concours, en compagnie de Knut Schwander, responsable du guide GaultMillau, accompagnés du chef Jordan Theurillat)
Omble d'anthologie. Dîner avec un inconnu: un «date» improbable, au déroulement imprévisible. Ou presque, car un repas signé Anne-Sophie Pic et Jordan Theurillat, son jeune, enthousiaste et talentueux chef, laissait présager une expérience gastronomique de haut vol. Et elle l’a été. Notamment avec cet omble chevalier aux algues croustillantes, moules, fenouil confit: un plat d’anthologie comme on a rarement l’occasion d’en déguster, même quand on passe sa vie au restaurant. Un plat inoubliable.
Le suspense de l’inconnu. Il n’en demeure pas moins qu’à l’heure du rendez-vous, je ne savais pas avec qui j’allais passer la soirée. Tout au plus connaissais-je son nom: Steve Stalder. Rien d’autre. Et de son côté, le dit Steve, 42 ans, responsable des contrôles au service vétérinaire de l’aéroport de Genève, ne savait rien du responsable historique du GaultMillau Suisse Romande avec qui il allait devoir s’attabler. Ni de ses assommantes anecdotes (je suis intarissable!) récoltées en 25 ans de repas au restaurant.
Attablés face aux arbres centenaires, au parc et au lac, Steve Stalder, le gagnant du concours (à gauche) et Knut Schwander, responsable du guide GaultMillau Suisse Romande.
À l'apéritif, Alexandre Besnault, le mixologue, propose des cocktails signature d'une remarquable subtilité. Santé!
Exercice de découverte sensorielle. «Je craignais un peu ce moment, reconnait Steve au début du repas, car je n’ai pas l’habitude de manger avec des gens que je ne connais pas». Encore moins pendant quatre heures, évidemment. Et puis, une soirée chez Pic, ce n’est pas vraiment son quotidien. Sa seule expérience gastronomique se résume à un repas chez Philippe Chevrier, au Domaine de Châteauvieux, avec sa grand-maman, quand il avait 12 ans. Steve préfère «les tables plus simples, où l’on fait souvent des très belles découvertes et où se développe la cuisine de demain». Mais ce soir-là aussi, l’avenir de la gastronomie s’est invitée dans nos assiettes et dans nos verres: un vrai exercice de découvertes sensorielles qui ne peut laisser personne indifférent.
Le cuisinier cuisiné. Steve n'est pas tout à fait étranger à la gastronomie: il a été lui-même cuisinier. Ou plutôt majordome d’un monsieur fortuné à qui il préparait «des plats modestes, de tous les jours. Parce que les grands restaurants, il en voyait assez le reste du temps». Depuis, à la maison, à St-Cergues, où il vit en couple, Steve s’inspire volontiers de recettes du célèbre Yotam Ottolenghi quand il se met aux fourneaux. Et c'est justement par là que nous avons entamé notre visite.
Parmi les amuse-bouches, le tendre bricelet au gruyère, signature de Pic à Lausanne, est à la fois gourmand et craquant.
La féra du lac Léman est imprégnée à la feuille de figuier et au bourgeon de sapin. Les amandes fraîches lui donnent un joli croquant.
Au dessert, le dressage magnifique rappelle une nature morte de l'époque victorienne: fruits, herbettes et fleurettes y composent un tableau magique.
Accueil par le chef en cuisine. En cuisine, au niveau inférieur du restaurant, Jordan Theurillat et sa brigade s’affairent avec discipline et bonne humeur. Pincette en main, ils dressent les premiers amuse-bouche. Cette délectable tartelette de féra, navet et citron caviar, par exemple, que nous retrouvons quelques minutes plus tard devant nous, dans l’élégante salle de restaurant qui fait face aux arbres centenaires du parc et au lac Léman.
Des animaux étranges. C’est en dégustant cette bouchée que j’ai découvert que mon hôte avait eu plusieurs vies. Apprentissage de boulanger, formation dans le domaine vétérinaire, majordome, nous l’avons évoqué… il a aussi été le concepteur de deux zoos privés (dont l’un compte quand même près de 700 animaux rares). Et à présent, il est contrôleur vétérinaire à Cointrin. Là, il intercepte les animaux importés illégalement ou ceux dont les papiers ne sont pas en règle: «Mais on voit des choses étranges, parfois. Des parties d’animaux que les gens transportent pour toutes sortes de raisons, pour les consommer, notamment, sans toujours se rendre compte des risques que présentent ces chairs conservées sans respect de la chaîne du froid…». On est bien loin de la féra du Léman imprégnée à la feuille de figuier et au bourgeon de sapin qui arrive devant nous: fleurs de ciboulette et lamelles d’amandes fraîches s’y donnent la réplique en un merveilleux tableau gourmand rehaussé de fleurs de ciboulette. Verdict de mon invité: «C’est extrêmement fin et l’accord mets-vin est une réussite».
Vue plongeante sur la lecture de la carte des cocktails signés Alexandre Besnault, le mixologue.
«La table des créations» permet aux convives de quitter la table pour voir le mixologue Alexandre Besnault préparer un mélange, par exemple un matcha hors pair, avant de le déguster en accord avec un plat du menu.
Une cave avec 60’000 flacons. En effet, parmi les 60’000 bouteilles que recèle la cave du Beau-Rivage Palace, Dominique Peretti, le sommelier corse, a choisi d’accompagner le menu de quelques pépites. Ce räuschling zurichois de chez Besson-Strasser - une référence - notamment. Voilà qui tombe bien. En effet, Steve Stalder apprécie particulièrement les vins blancs. Et pour lui, ce cépage suisse souvent méconnu en Suisse romande est une belle découverte. Ce ne sera pas la dernière de la soirée.
Chez Pic, le repas est aussi ludique. Mais voici justement le chef qui nous apporte en personne les emblématiques berlingots à la fondue moitié-moitié et leur consommé à la tomate et à l’aspérule odorante. Steve appréciera particulièrement le Saumur Brézé 2018 du domaine Guiberteau - encore une référence - qui l’accompagne. Mais c’est aussi à ce moment-là qu’entre en scène Alexandre Besnault, le mixologue qui nous invite à le suivre à «La table des créations». Un bar relié au restaurant, où il nous initie au rituel du matcha qu’il rehausse de mélisse pour nous servir un verre de breuvage vert intense - signe de grande qualité. À nous, les convives, de jouer avec ces bouchées et ses gorgées: «D’abord, j’ai trouvé que ces éléments entraient en concurrence les uns avec les autres. Mais au final, tout cela s’harmonise vraiment très bien», conclut Steve Stalder, par ailleurs conquis par cette animation bienvenue.
Nicolas Kempinski, le chef de salle dévoile les secrets des vitrines de souvenirs de la maison Pic, à l'entrée du restaurant.
Végétarien durant 28 ans. Alexandre nous raccompagne à table et enchaîne avec une nouvelle création sans alcool. Elle associe fenouil, céleri et chicorée en un harmonieux breuvage rappelant la réglisse. Et surtout, il annonce le plat phare de la soirée: l’omble. «C’est un plat extraordinaire. Chaque bouchée est intéressante. Là, je comprends les prix d’un tel menu», constate Steve, enthousiaste. Après avoir été végétarien pendant vingt-huit ans, il redécouvre depuis deux ans le plaisir de manger poissons et viandes. Et c’est saignant, qu’il a choisi de manger son filet de bœuf imprégné à la menthe et au shiso. Un autre plat d’un parfait équilibre où la viande fond littéralement sous la dent et qu’accompagne un pain au whisky Laphroaig, très tourbé.
Tuile au géranium. «D’habitude, je ne mange pas de pain» précise mon compagnon de table. Mais celui-ci, il vaut la peine qu’on y goûte. Ne serait-ce que pour donner la réplique au fromage, du Maréchal aux herbes et bourgeon de sapin, qui précède le dessert. Des framboises en sublime dressage qui rappellent les natures mortes victoriennes, accompagnées de leur sorbet au poivre de Voatsiperifery. Et cette tuile en forme de feuille d’érable? Ah, elle est au géranium! Nous en sommes tous deux babas d’admiration. «Ce repas restera un souvenir inoubliable», conclut Steve Stalder.