En mai, triste maraîcher. «Le mois de mai? C'est le pire de l'année!», prévient Antoine Régnier. Debout au milieu de ses cultures maraîchères, le responsable de production des Jardins de Chivrageon, à Aubonne (VD), fait le tour de ses allées avec le chef du Njorden (16/20, une étoile), Philippe Deslarzes. «C'est une époque où l'on a très envie de produits printaniers, mais il est encore trop tôt pour récolter la plupart des fruits et légumes de saison», précise le maraîcher. La météo lui donne raison. En cet après-midi de mai, il souffle un vent glacial sur les hauteurs d'Aubonne, et le lac Léman a pris une teinte cendreuse. Les fraises sont encore vertes, et les ouvriers commencent à peine à repiquer les pieds de tomates. En tout cas, pire période de l'année ou pas, cela n'a pas empêché Philippe Deslarzes de venir faire son marché ici, dans cette exploitation située à un kilomètre à peine de son restaurant.

(Grande photo ci-dessus: Antoine Régnier au centre, entouré de Niko Lehto et Philippe Deslarzes, à d.)

 

 

Philippe Deslarzes et Niko Lehto

Eurêka? Les côtes de blette ont éveillé la curiosité de Philippe Deslarzes et Niko Lehto (à d.) et fait naître les premières idées de leur menu nordique à 4 mains.

Étoile finlandaise. Le chef suisso-suédois, qui orthographie le nom de son établissement Njørden, est connu pour sa cuisine raffinée et authentique, respectueuse du terroir. En un mot nordique, terme qui inclut cinq pays: Suède, Norvège, Finlande, Danemark et Islande. Toujours désireux de faire connaître cette culture dans la région, il a invité cette semaine son confrère finlandais Niko Lehto, chef du restaurant Var à Porvoo (une étoile et une étoile verte), non loin de la capitale Helsinki, pour deux dîners à quatre mains. «Niko et moi allons créer un menu ensemble. Mais on ne sait pas encore quoi!», rigole Philippe Deslarzes. Moins de deux jours avant le grand soir, cela n'a pas l'air d'accabler les deux hommes, qui semblent détendus alors qu'ils ne se connaissaient pas il y a une heure. «D'habitude, j'anticipe davantage ce que je vais faire, confirme Niko Lehto, casquette sur le crâne et moustache finement taillée. Cette fois, nous avons volontairement attendu de nous rencontrer avant de planifier des plats. Cela nous laisse plus de place pour échanger et développer nos idées».

Philippe Deslarzes et Niko Lehto

Chef du restaurant Var à Porvoo, non loin de la capitale finlandaise Helsinki, Niko Lehto a été récompensé par une étoile Michelin, et une étoile verte, pour son engagement en faveur d'une cuisine écoresponsable.

Côté jardin. Les deux chefs emboîtent le pas d'Antoine Régnier, qui leur désigne salades, mesclun, fenouils et autres légumes. «J'ai des betteraves, mais je pense qu'elles seront trop petites pour toi», estime le maraîcher. Les récoltes ont beau être encore timides, les cerveaux sont déjà en train de mijoter. Accroupis dans les allées, Philippe et Niko inspectent les pousses, froissent les feuilles, les hument et les goûtent. Sous un tunnel, de belles côtes de blette, d'un jaune ou d'un violet des plus vifs, et aux feuilles d'un vert profond, attirent leur regard. «On pourrait cuire un poisson en papillote avec les feuilles», réfléchit Philippe Deslarzes.

 

Capucine-reine. A le voir ainsi se promener dans le jardin, nul doute que le duo est dans son élément, avec une vision commune de la gastronomie. Pas question de prendre son téléphone et de tout commander au premier fournisseur venu. Leur cuisine est proche de la nature, respectant les saisons et autant que possible la proximité. «Les ingrédients dont nous disposons en Finlande sont similaires, mais le printemps n'est pas encore tout à fait arrivé chez nous, donc il faut composer avec un assortiment assez restreint», explique le chef Lehto. Mais cette limitation est également une source d'inspiration pour tirer le meilleur parti des ingrédients disponibles. Preuve en est avec une modeste capucine, dont il propose de préparer les graines en pickles, tandis que son homologue aubonnois imagine utiliser les feuilles et la fleur dans une tartelette à la truite.

 

Philippe Deslarzes et Niko Lehto

La feuille et la fleur de la capucine seront également utilisées pour préparer une tartelette à la truite. Niko Lehto va faire des pickles avec les graines de cette même plante.

Philippe Deslarzes et Niko Lehto

Antoine Régnier, le maraîcher, cultive tout en bio. Pour les deux chefs, c'est quelque chose d'important et de propre aux cuisines nordique et scandinave. La ferme n'est qu'à un kilomètre du Njorden.

Terroir et proximité. Faire avec les aléas de la nature, le chef du Njorden connaît aussi. Les fraises sont encore vertes? Pas de problème, il les préparera en entrée, pour en exploiter la fraîcheur et l'acidité. Les mangetouts, dévorés par les souris, se font rares? Il se contentera d'une poignée, taillée en très fine brunoise. Autre particularité de la philosophie des deux hommes, leur souci de proximité des produits. Pas question, ni pour l'un ni pour l'autre, de se dissocier du terroir local. «Les clients ne soupçonnent pas que tant de produits poussent si près du restaurant», assure Philippe Deslarzes.

Philippe Deslarzes et Niko Lehto

La santoline, une herbe aromatique à la puissante saveur camphrée, donne des idées aux chefs.

Philippe Deslarzes et Niko Lehto

De retour du potager, Philippe Deslarzes et Niko Lehto discutent de leurs idées autour de croquis.

Philippe Deslarzes et Niko Lehto

Les deux chefs ont également rendu visite à Jean-Daniel Meylan, pêcheur du Lac de Joux.

Ode au bio. Ce n'est pas un hasard si le Vaudois se fournit dans cette exploitation bio, qui n'utilise aucun pesticide. En Europe occidentale, le bio n'a pas la cote auprès des restaurants. Alors qu'il fait partie intégrante de la gastronomie scandinave, à tel point que «la question ne se pose même plus. Les pays du Nord ont été des pionniers en la matière», assure le chef. C'est peut-être l'une des raisons qui explique un tel succès des cuisines nordiques. Dans ces pays, des restaurants figurent parmi les meilleurs au monde, certes. Mais au-delà de cela, leur culture commune rappelle que le plaisir de manger de ne doit jamais se faire au détriment du lien à la nature.

 

Synergies gustatives. Alors que la fin de la visite approche, les planètes s'alignent pour le menu à venir au Njorden. Enfin, presque. Tout dépendra de la pêche du lendemain, que les chefs iront inspecter auprès d'un pêcheur du lac de Joux. Là encore, la nature a son mot à dire. Mais Philippe Deslarzes a le sourire. «Là, on a cartographié de nombreuses saveurs, mais il y a plein de manières de les connecter, et puisque Niko et moi avons des techniques très différentes, ça s'annonce excitant. A nous de trouver des synergies gustatives!». Quand la fraîcheur des forêts et des eaux nordiques se mêle au terroir vaudois, c'est un superbe menu qui s'annonce au Njorden.

 

Le restaurant Njorden à Aubonne

Photos: Marco Lopez, agence Regardé