Texte: Alex Kühn

 

Vous êtes le chef exécutif des restaurants Matsuhisa, qui a pignon sur rue au Badrutt's Palace à St-Moritz, l'«Hôtel de l'année» 2026 GaultMillau. Que pensez-vous de la scène gastronomique suisse?

Je parlerais plus de la culture hôtelière suisse, selon moi exemplaire. Ce pays attire des jeunes du monde entier, qui viennent apprendre - notamment - à l’École hôtelière de Lausanne. La formation n’est nulle part ailleurs aussi bonne, et cela se voit chez les diplômés qui rejoignent nos équipes.

 

En parlant de formation, quels souvenirs gardez-vous de votre premier emploi?

C’était difficile. Pendant deux ans, je n’ai fait que laver la vaisselle et nettoyer les cuisines. Puis, j’ai eu la chance de porter les commandes du marché jusqu’au restaurant. Ensuite, j’ai appris à vider, écailler et découper le poisson, avant de décrocher enfin une place au bar à sushis. Après trois ans, j’étais fou de joie! Mais il y a aussi une autre histoire…

 

Laquelle?

Quand j’ai été promu chef sushi, j’avais 18 ans et n’avais pas les moyens d’acheter mon propre couteau. J’ai demandé à un collègue plus âgé si je pouvais réparer le sien, abîmé, et ensuite l’utiliser. Il a accepté. J’ai passé des heures à redonner du tranchant à la lame. Mais une fois le couteau remis en état, il a rompu notre accord. Cette trahison m’a beaucoup blessé. Heureusement, quelques mois plus tard, mon mentor m’a offert un superbe couteau. Je l’ai toujours.

 

Un épisode marquant, d'autant qu'un bon couteau est essentiel pour un maître sushi.

Oui. Le chef et son couteau doivent former une unité, comme Roger Federer avec sa raquette. Il ne faut pas acheter un couteau que l’on remplace au bout de quelques mois, mais un compagnon qui dure des décennies, voire toute une vie. Il n’a pas besoin d’être hors de prix, mais il a forcément une valeur.

Nobu

L'Orient rencontre l'Occident grâce à ces tacos au nori à l'avocat et au caviar.

Nobu

Ici à son arrivée à Ibiza, Nobu nous a donné son secret pour une tempura parfaite: farine, eau, œufs, tous les ingrédients doivent être à la même température, placés au frigo.

Nobu

Des sushis parfaits, c’est une des raison pour laquelle les clients aiment autant les restaurants Nobu.

D’innombrables célébrités ont goûté vos plats. Manque-t-il quelqu’un à votre liste?

J’aimerais tellement avoir pu cuisiner pour mon père. Il est mort dans un accident de moto quand j’avais huit ans. Par conséquent, nous n’avons jamais eu l’occasion de nous parler en adultes, de partager un repas et un verre ensemble. C’est un regret profond.

 

Outre votre père manquant, quels souvenirs culinaires gardez-vous de votre enfance?

L’odeur du dashi, qui se faufilait de la cuisine jusque dans ma chambre et me réveillait le matin. Et puis les cornichons que préparait ma grand-mère, inoubliables.

 

Y a-t-il des moments où vous ne pensez pas à cuisiner?

Seulement quand je suis absorbé par une bonne conversation. Sinon, il est vrai que mes pensées tournent toujours autour de la cuisine. C’est ma vie, vous comprenez. Quand je vois une cuisine, un bar à sushis, du poisson, de la viande ou des légumes, mon esprit s’emballe. Parfois, je rêve même que je prépare des sushis.

Nobu

«Le secret pour garder ses collaborateurs, c’est de traiter les employés de façon à leur donner envie de rester. Leur donner confiance et leur permettre de prendre des responsabilités, afin qu'ils transmettent ensuite eux aussi leur savoir.»

Selon vous, qu’est-ce qui fait une bonne cuisine?

La qualité des produits et le respect de leur nature. Je prône toujours la simplicité. C’est sans doute pour cela que j’aime autant la cuisine italienne. Trop d’ingrédients ou de préparations font perdre l’essence d’un plat. Un poisson frais, par exemple, n’a besoin de presque rien pour briller.

 

Outre ces deux points essentiels, pensez-vous qu'un Européen peut atteindre la même maîtrise du sushi qu’un Japonais?

Techniquement, oui, car c’est une question d’entraînement. Mais la dimension culturelle est différente. Tout comme je ne pourrai jamais comprendre la Suisse ou l’Italie comme un natif, il est difficile pour un étranger de saisir pleinement la culture japonaise.

 

Donnez-nous vos adresses: où trouve-t-on le meilleur poisson au monde?

Au Japon, en Australie et en Espagne. Le Japon est imbattable par la variété de son offre. Mais j’aimerais remonter le temps, à l’époque où l’on ne travaillait qu’avec du poisson sauvage et où chaque espèce avait sa saison.

KAT Nobu Hotel Ibiza Bay

Le sashimi de sériole aux jalapeños génère un million de dollars de ventes par an au Nobu 57 à New York!

KAT Nobu Hotel Ibiza Bay

La morue noire avec un glaçage miso légèrement sucré est le plat le plus célèbre de Nobu. Souvent copié, jamais égalé.

Revenons à vous. Votre sashimi de sériole aux jalapeños est désormais connu aux quatre coins du monde. Comment l'avez-vous créé?

Il est né lors d'un dîner de charité: j’ai improvisé avec des restes de poisson, des jalapeños, de la coriandre, un peu de yuzu et de sauce soja. Tout le monde a adoré. Alors, je l’ai mis à la carte, et la suite appartient à l’histoire. En fait, je l’appelle «mon plat à un million de dollars», car au Nobu 57 à New York, c’est le seul qui génère un million de dollars de chiffre d’affaires par an.

 

C'est le genre de plat qui donne des idées à d'autres. Cela vous agace-t-il que vos plats soient copiés?

Au contraire, je prends cela comme un compliment!

Nobu

Chef ou DJ? Nobu lors de sa visite au Nobu Hotel Ibiza Bay.

À 76 ans, vous paraissez en pleine forme. Quel est votre secret?

Je voyage dix mois par an, je goûte à tout, même aux desserts, et je bois toujours un verre en bonne compagnie. Les kilos s’accumulaient et je ne me sentais plus bien. Alors l’an dernier, j’ai adopté un régime sans glucides pendant six mois. Au bout de deux mois, les effets étaient déjà visibles. Depuis, je reste vigilant avec le riz, les pâtes, le pain et le sucre.

 

Palace Chefs Night 2020: Nobu Matsuhisa, Andreas Caminada, Jason Atherton Palace Chefs Night, Nobuyuki Matsuhisa, Mister Nobu, Andreas Caminada, Jason Atherton, St. Moritz © Thomas Buchwalder

Nobu avec Andreas Caminada et Jason Atherton (de g. à d.) lors d'une visite au Badrutt's Palace à Saint-Moritz en 2020.

 

L'«Hôtel de l'année» 2026 GaultMillau

 

Photos: HO, Thomas Buchwalder

 

>> Nobu Matsuhisa gère près de 60 restaurants et plus d'une douzaine d'hôtels dans le monde, dont un à Ibiza, où nous l'avons rencontré pour une interview. Le chef japonais le plus célèbre au monde possède également un restaurant en Suisse depuis de nombreuses années: Matsuhisa, au sein du Swiss Deluxe Hotel Badrutt's Palace, à Saint-Moritz.