Propos recueillis par Siméon Calame
Une étoile mais pas une star. L'annonce est tombée lundi 18 mars 2024, aux environs de 18h: l'ancien chef du Fiskebar (ex-16/20, Genève), Benjamin Breton, a décroché une étoile Michelin pour sa délicieuse Auberge de Lucinges, en Haute-Savoie, à une vingtaine de minutes de la frontière genevoise. Moins de deux mois après avoir reçu le titre de «Grand de demain» par le GaultMillau France. Tout juste trentenaire, l'homme est impressionnant de maturité, brillant cuisinier et transpire l'humilité. Et malgré son étoile, il ne se prend toujours pas pour une star. Nous l'avons rencontré au lendemain de son retour de Tours, où se déroulait la cérémonie du Bibendum. Jean, basket et sweat-shirt vert à capuche: comme à son habitude, Benjamin n'a esquissé aucune question et a assumé son franc-parler. Et si sa cuisine parle d'elle-même, lui répond volontiers. Interview.
Benjamin Breton, vous l'attendiez, cette étoile Michelin?
Ce serait mentir de vous dire que je n'ai jamais eu de macaron en tête, mais pas cette année. Nous avons ouvert la table gastronomique en mai 2023, alors en dix mois... ça nous paraissait tôt. Notre projet à Lucinges manque encore selon moi de maturité. Nous n'avons jamais fait et ne ferons jamais aucun choix au quotidien par rapport à une éventuelle étoile. Notre mission est de maintenir une régularité, une rigueur et un niveau d'excellence avant tout pour notre clientèle. Si ce que l'on fait, avec nos moyens et à notre niveau, entre dans les critères d'une étoile, ça signifie que le travail est bien fait et que la récompense tombera. Ayant reçu l'invitation six jours avant la cérémonie, nous savions toutefois que nous recevrions une récompense, étoile, étoile verte ou prix spécial. En une petite semaine, tu as le temps de cogiter...
Quel sentiment dominait lundi dernier?
De la fierté, mais aussi beaucoup de gratitude. Envers mon équipe, envers le Michelin, envers mes producteurs. De plus, c'était très symbolique de la recevoir à Tours, à seulement quarante minutes de Blois, où j'ai grandi. Le Palais des Congrès où s'est déroulée la cérémonie est d'ailleurs situé à deux rues de l'hôpital où j'ai passé du temps durant mon enfance.
Et de manière plus générale, que signifie une étoile pour vous?
Une reconnaissance, un symbole d'excellence, et ça a du poids parmi mes pairs. Mais plus que ce que cela représente pour moi, c'est énorme pour mon équipe! En salle comme en cuisine, au Bistrot de Madeleine comme à l'Auberge et ailleurs, car j'y inclus mes 85 différents fournisseurs sans qui nous ne ferions rien. Cette étoile, c'est celle de femmes et d'hommes qui travaillent tous les jours avec panache et ardeur. Et ça me rend fier de travailler à leurs côtés.
Vous nous disiez aussi avoir reçu des centaines de SMS, mails, téléphones, messages Instagram... L'impact va bien plus loin que Lucinges, on dirait.
Complètement. C'est fou ce que ça apporte en médiatisation, des fois un peu opportuniste, mais cela crée cependant une belle émulation. Notre carnet de réservation se remplit, et ça fait plaisir de voir s'attabler de nouvelles personnes. Des épicuriennes et des épicuriens à qui nous pourrons faire découvrir notre vision de la cuisine et du partage.
L'été dernier, vous affirmiez vouloir arrêter dans cinq ans. L'étoile change quelque chose?
Non.
Ce sera juste, pour décrocher la deuxième...
(Rires) Ce n'est pas la finalité du projet. Si elle doit tomber, elle tombera dans ce laps de temps, pas après. Et même si je suis d'un naturel compétitif, je n'allongerai pas ma présence en cuisine juste pour espérer toucher un deuxième macaron que je n'aurai peut-être jamais. Par contre, en cinq ans, nous avons le temps de continuer à régaler notre clientèle, à nous faire plaisir et à maintenir cet écosystème positif de producteurs et de fournisseurs.
On vous sent très philosophe quant à ces distinctions.
Je le répète, mais le but n'a jamais été de décrocher quelque prix que ce soit. Attention: ils font plaisir, rendent fiers et je suis reconnaissant envers ces guides. Mais c'est un jeu dont on accepte les règles. Accepter de recevoir une étoile, c'est accepter de pouvoir la perdre. On a déjà fait faux, on continuera à faire faux, mais on se remettra en question. La seule chose qui est dans nos mains, ce sont les services que l'on rend à nos hôtes. Et on aime tellement le faire qu'on continuera à le faire de cette manière.
Qui dit étoile qui souvent hausse de prix. Votre menu à 95 euros va-t-il franchir la barre des 100?
Un client qui est venu deux jours avant la cérémonie du Michelin et qui reviendra une semaine plus tard dégustera le même menu. Ça ne fait aucun sens de le faire payer plus. Nous ne changerons pas les prix pour de piètres raisons. Qui plus est, avec la hausse et la constance de clientèle, nous pourrons baisser les prix de la carte des vins. Si nous sommes amenés, dans le futur, à apporter une hausse effective de la qualité, apporter une réelle plus-value, nous pourrions modifier les prix en conséquence, mais l'Auberge de Lucinges ne deviendra jamais élitiste. Un restaurant pour moi, c'est une histoire de fourneaux, de tables, de bons produits, d'humains. Mais pas une machine à sous.
Cependant, une plaque rouge écarlate comme celle du Michelin peut parfois faire peur dans de petits villages. Cela vous fait peur?
Aucunement. Nous avons toujours été bien accueillis à Lucinges, une certaine proximité s'est rapidement établie, et les locaux nous suivent. Je n'ai jamais connu une telle régularité parmi une clientèle de restaurant. Je pense que nous tutoyons 70% de nos convives, envoyons des cartes de vœux personnalisées à 300 personnes en fin d'année, certaines ont des réservations - au bistro ou au gastro - à l'année... Cette proximité, sans ostentation ni élitisme, est peut-être le plus bel accomplissement dans ce projet. D'ailleurs, le Bistrot restera toujours un lieu de partage, d'apéros entre copains et de longues soirées, sans plaque rouge ni jaune sur la devanture. J'ai confiance sur le fait que ça ne changera rien.
Dans sa critique, le Michelin mentionne «de beaux contrastes de saveurs, des sauces expressives, et les cuissons parfaites». Ça vous parle?
Je ne saurai dire quoi que ce soit sur les cuissons, car ce n'est pas à moi de juger. Mais le commentaire sur les sauces fait particulièrement plaisir. J'ai appris la cuisine chez Ludovic Laurenty, à La Maison d'à côté, et lui était un vrai saucier. Nous menons une conséquente réflexion sur les sauces, et c'est gratifiant de voir ce travail mis à l'honneur. Ludovic m'a aussi transmis le souci du détail, l'importance de l'intention aux choses et l'envie de faire plaisir. Des éléments essentiels pour moi.
De même pour la carte des vin commentée «intéressante». Le vin, c'est important pour vous?
Essentiel. Nous passons beaucoup de temps dans le vignoble, et la table sans le vin, ce n'est pas la même chose. Qu'on soit bien clairs: je ne prône absolument pas l'alcoolisme. Mais c'est une suite à la philosophie de travail que l'on mène en cuisine, une sorte d'achèvement par la boisson.
Qu'est-ce que l'on peut vous souhaiter pour la suite?
De continuer à aller au bout de nos convictions, en équipe. De continuer à ne faire aucune concession sur ce que l'on souhaite. Et de continuer à prendre ce plaisir que l'on prend déjà au quotidien!
Photos: Pedro Neto, Eva Bigeard, Siméon Calame