Texte: Knut Schwander Photos: Keystone, Delessert Pierre-Michel, Adrian Ehrbar, Handout

En quarante-six ans de service, Louis Villeneuve, 73 ans, a vu passer Richard Nixon, Björn Borg, Jacques Brel, Alain Delon, Jean-Paul Belmondo et tant d’autres. Il leur a annoncé les plats sublimes successivement signés Girardet, Rochat, Violier et Giovannini. Ce grand homme parfois théâtral au fameux regard d’oiseau de proie incarne le service de haut vol et la mémoire de la plus grande table de Suisse. Le 23 décembre aura lieu son dernier service à Crissier. Il nous révèle ici sa passion et son savoir-faire: d’une distinction absolue, il sait même éconduire un client quand il le faut. Ainsi Mme Salvador Dali, qui s’était montrée «particulièrement difficile à gérer ce jour-là», s’est-elle entendu répondre, au moment où elle tendait un billet de 50 francs en plus de l’addition: «Oh non, Madame, le service est compris.» D’une redoutable efficacité en toutes circonstances, Monsieur Villeneuve

Girardet, Rochat, Viollier

De gauche à droite: Girardet, Rochat et Violier.

Comment devient-on Monsieur Villeneuve?

Je viens du monde de la paysannerie. Mes parents avaient un domaine de 50 hectares en Bretagne et je me suis donc tout naturellement inscrit au lycée agricole. Mais là, j’ai très vite compris que l’avenir de la paysannerie serait compliqué pour les petites exploitations. Alors j’ai décidé de changer de voie. Et comme mes parents – modernes! – nous emmenaient volontiers au restaurant, c’est ça que j’ai choisi, séduit par ce monde policé.

 

Si c’était à refaire, choisiriez-vous la même voie?

Sans hésiter. Car nous sommes un théâtre, où l’on apprend à sentir les gens et à connaître leurs attentes. En quarante-six ans et demi de bonheur, je me suis régalé à observer les différentes couches sociales, ce mélange de gens et les dialogues que cela induit. Quand une table est attentive à la découpe de la volaille, je décompose le geste, je le décuple. Dans ce métier, on s’amuse tous les jours, tout en gardant un air très sérieux.

 

Et comment êtes-vous arrivé en Suisse?

Deux mois après le début de mon apprentissage dans un restaurant de Combourg, un habitué m’a parlé de l’Ecole hôtelière de Lausanne. Moi, je ne savais même pas où se trouvait cette ville. Mais je me suis intéressé à la Suisse. Et je suis venu. J’ai trouvé un poste à Schönried, où je suis arrivé en pleine désalpe: imaginez, je n’avais jamais vu ça! J’y ai appris que le patron de l’Alpenrose, M. von Siebenthal, avait fait son apprentissage avec… Frédy Girardet, mais je ne savais pas encore vraiment qui il était.

 

C’est ainsi que vous êtes venu à Crissier?

Avant de venir à Crissier, j’ai passé à Lausanne, au Carlton. Un jour, un client néerlandais, qui vivait à l’hôtel à l’année, m’a demandé une salade. J’ai donc avancé le chariot (car il y avait un chariot pour ça) et j’ai préparé la sauce devant lui. Mais c’était une première et j’en ai fait beaucoup trop. Verdict: «Je vous ai demandé une salade, pas une piscine», m’a dit le client. C’est comme ça que le métier entre.

 

Mais Crissier, alors?

En 1972, j’ai vu un article dans «La Tribune de Lausanne»: «Le succès de la cuisine à 100 francs». Il était signé Christian Defaye et on y parlait de Crissier. Alors je suis allé me présenter en même temps que mon ami Michel Colin. Lui a été pris, moi j’ai dû attendre deux ans. Mais, juste avant de commencer, le 17 juin 1975, j’étais là lorsque Frédy Girardet s’est vu décerner la Clé d’or du GaultMillau. J’ai vu l’émotion, le stress…

 

Hot Ten Wild Franck Giovannini Crissier September 2021

Franck Giovannini, le chef actuel de l'hôtel de ville de Crissier.

Hotel de Ville Crissier

La jolie bâtisse du restaurant.

Quel souvenir gardez-vous de Frédy Girardet?

C’est un grand homme, vraiment. La Suisse peut lui dire merci. Et moi, j’ai été fasciné de le voir à l’œuvre. Au marché, par exemple, où il décelait les meilleurs produits au premier coup d’œil. Puis il prenait ce qu’il trouvait de meilleur et le mettait au menu, hors carte, qu’il fallait vendre: un défi pour le service! Aujourd’hui, c’est devenu la tendance: beaucoup de restaurants n’ont plus de carte. A l’époque, ce n’était pas courant.

 

Vous êtes réputé pour votre œil implacable…

Je l’ai dit, notre métier est une forme de théâtre. L’œil perçant, ça fonctionne: sans éclats, tout le monde me comprend, mes collaborateurs, mais aussi le client qui voit que tout est maîtrisé. En même temps, ce n’est pas parce que l’on dirige le service qu’il faut se contenter de regarder! L’important, c’est le confort du client. Quand il reste une assiette à débarrasser, je la prends.

 

Les brigades de service enregistrent beaucoup de désertions depuis le covid. Une tendance?

Le covid a accentué le problème, c’est vrai. Mais je reste certain que beaucoup de ceux qui changent de voie font une erreur. C’est un métier de contact qui permet d’apprendre à s’exprimer, d’être ambassadeur de la cuisine et cela implique toute une philosophie de vie très riche. En sortir va générer des frustrations dans les rangs de jeunes créatifs et faits pour ce métier, j’en suis certain. Car même un commis peut bien tirer son épingle du jeu…

 

Horaires lourds et salaires bas: faut-il envisager des changements?

Il faudra changer le rythme, adapter les horaires aux attentes des nouvelles générations. Mais pour moi qui suis un gars simple, un employé, j’ai une reconnaissance extraordinaire que peu de professions offrent et, à la veille de ma retraite, je peux vous dire que c’est très précieux. Bien entendu, il faut parfois serrer les dents, mais ça en vaut la peine quand on est respecté et soutenu dans une maison comme l’Hôtel de Ville.

 

Comment envisagez-vous la suite?

Après quarante-six ans et demi de bonheur, dont huit ans de supplément, j’ai de la peine à croire que l’heure de la retraite est arrivée! Ce sera un moment d’émotion très intense. Mais le covid m’a permis d’y réfléchir. Je dois presque lui dire merci! A présent, je souhaite transmettre ce que j’ai appris et compris. J’ai déjà donné des cours à des cadres dans des hôtels. Je pense aussi à des cours de découpe, de convenances... 

 

Une anecdote pour terminer?

Il y en aurait des dizaines! Mais je me souviendrai toujours de ce notable qui nous a demandé une table à la dernière minute alors que le restaurant était complet. On a tout fait pour lui trouver deux places… mais quand il est arrivé en galante compagnie, il a vu que sa femme était là, à une autre table. Inutile de dire qu’il n’est pas resté. Puis il y a cet habitué qui a fait toute une histoire parce qu’il était placé dans la petite salle et pas dans la grande. Mais on était complets! C’était à l’époque de M. Girardet, qui m’a dit de conseiller à ce client de ne même pas s'asseoir et de s’en aller… un message délicat à faire passer! Mais, à ma grande surprise, les clients des autres tables qui avaient assisté à la scène ont applaudi. Je vous le dis, ce métier est merveilleux.