Au chalet. Il veille sur les hauts de Verbier, avec la sagesse des anciens. Il faut dire que pareil panorama, face au massif des Combins, n'incite guère à bouger. Depuis 25 ans, le Chalet d'Adrien, ses cinq étoiles, son spa Clarins, ses 29 chambres à la vue imprenable, surplombent la station valaisanne. Nommé en hommage au constructeur automobile alsacien Adrien de Turckheim, ancêtre des propriétaires des lieux, l'hôtel abrite deux restaurants, le Grenier et la Table d'Adrien, qui accueillent officiellement un nouveau chef exécutif depuis le 18 décembre.
Sereins. Cette saison voit ainsi arriver Antonio Piattella (photo ci-dessus, à droite), 34 ans, nommé à la place de Sebastiano Lombardi, parti après sept ans. Malgré son expérience d'un an ici-même, en tant que second puis chef, l'Italien originaire des Abruzzes a fort à faire pour maintenir, voire élever, le niveau de ce restaurant, le mieux noté à Verbier, avec 17 points et une étoile Michelin. Ce qui n'a pas l'air de l'inquiéter outre mesure, ni lui, ni son patron Eric Cachart: «On a ressenti une certaine pression avant la sortie cet automne du GaultMillau et du guide Michelin. Comme nous avons maintenu nos notes, nous sommes à présent plus sereins, on sent que l'équipe est dans une bonne dynamique pour cette nouvelle saison».

Le restaurant dispose d'une confortable petite salle d'une quinzaine de couverts.
Colagreco et Knogl en mentors. Il est vrai qu'avec d'illustres chefs passés ici, dont Sebastiano Lombardi et un certain Mirto Marchesi avant lui, la Table d'Adrien et son équipe ont acquis une solide expérience. Si bien que la Table n'a jamais perdu d'étoiles ni de points. Antonio Piattella n'est pas non plus né de la dernière fournée: il a le profil technique, et la précision, propres à ceux formés dans de grandes tables, notamment le Mirazur de Mauro Colagreco à Menton et le Cheval Blanc de Peter Knogl, à Bâle, deux restaurants trois-étoiles.
Charme et authenticité. Ne comptez cependant pas sur lui pour tout changer, voire céder aux concepts à la mode. Pas plus qu'avant, on ne viendra à la Table d'Adrien pour danser sur les tables. Comme l'hôtel, le restaurant ne donne pas dans l'ostentatoire, mais préfère le charme et l'authenticité d'une hospitalité bien faite. Confortable. Discrète. Et surtout généreuse. «En fait, il faut avant tout que ce soit bon», sourit Eric Cachart.

Antonio Piattella a travaillé dans des maisons étoilées à Londres, Copenhague, Paris (La Tour d'Argent), Menton (Mirazur), puis Bâle (Cheval Blanc).

Logé sur les hauteurs de la station, le Chalet d'Adrien a longtemps été le seul hôtel 5 étoiles à Verbier.
Une cuisine de produit. Avec ce nouveau chef, la table d'Adrien veut maintenir une certaine continuité. La cuisine puise dans le répertoire valaisan pour les fournisseurs, français pour les techniques, et italien pour la philosophie. «Je veux proposer une cuisine de produit. Un élément principal de haute qualité, un accompagnement, une sauce, et des assiettes qui doivent rester simples et lisibles», présente le nouveau chef. «Antonio a élargi le regard porté sur notre cuisine», confirme Eric Cachart. Les plats de pâtes ont notamment été supprimés, pour s'affranchir un peu plus du registre italien.
Minimalisme des intitulés. Carotte. Œuf. Brochet. Précisons qu'il s'agit bien de trois plats distincts, et non d'un seul. Désarmant minimalisme du menu, qui laisse travailler l'imagination, et établit des connexions entre lobe occipital, siège cérébral de la lecture, et glandes parotides, pour la salivation. Il faut bien cela, tant ces produits sont éloignés des habituels menus de fêtes! «Un ingrédient simple, bien préparé, c'est gastronomique, justifie le chef. Le wagyu? Je n'en ferai jamais!».

«La carotte», tel est le nom du premier plat. Elle est déclinée cuite et en kimchi, avec un jus épais au vinaigre et à l'estragon.

L'œuf parfait avec truffe noire, cardons, et sabayon au vin jaune.
Les carottes sont cuites (longtemps). Cette carotte, justement, pourrait, dès l'entrée en matière, constituer un plat signature. C'est une déclinaison de carottes des sables, braisées et en kimchi. Cuite toute la nuit, elle est comme confite, et de fort belle tenue. Sa douceur n'est que davantage renforcée par la sauce, une épaisse réduction de vinaigre de calamansi à l'estragon. Avec sa racine trônant en son milieu, l'assiette pourrait passer pour aussi minimaliste que son intitulé. Mais elle incite surtout à la gourmandise, parfaitement matérialisée par un pain brioché, pour la «scarpetta», autrement dit pour saucer le tout.
Scarpetta! Ce plat aussi simple que régressif éclipse presque l'œuf qui arrive ensuite, parsemé de copeaux de truffe du Périgord, et accompagné d'une brunoise de cardons et d'un sabayon au vin jaune. L'assiette sait rester parfaitement lisible, mais le luxueux champignon et l'assiette XL transparente, remplie de paille, font perdre de vue l'essentiel. Là encore, la gourmandise est sauve: on est priés d'éponger ces agapes avec une petite brioche feuilletée toute chaude.
Prise de risque. Également décliné en deux façons (en ballotine, après un passage au binchotan, et en quenelle), le brochet du Léman est d'une cuisson sublime. On le retrouve roulé dans une feuille de blette, avec un gel à la clémentine en son centre, et un jus de cresson d'un vert vif, relevé aux agrumes. Un élément principal, une sauce, ne manque plus que le dernier élément: un humble topinambour, ici décliné en purée crémeuse et en chips croquante.

Coffre de canette, servi en cocotte en fonte et découpé à table.

Le brochet est servi en ballotine, et en quenelle, avec un jus au cresson et agrumes.
La marque des grands chefs. Ainsi se poursuit le dîner à la table d'Adrien, dont on perçoit bien la ligne rouge évoquée par son chef: pas plus de trois ou quatre préparations par assiette, et une sauce d'une redoutable précision, que l'on finit avec avidité. On sent là toute l'expérience des chefs formés chez les plus grands. Attention, il faudra un solide appétit pour venir à bout de ce copieux menu, ponctué d'interludes, tel un magnifique pré-dessert, une génoise citron et amande baignant dans un jus de fenouil et surmonté d'une glace à l'huile d'olive des Pouilles et d'un espuma de citron.
L'alchimie des boissons. Signalons par ailleurs l'excellent travail du sommelier Anthony Rey, qui propose de très beaux accords avec ou sans alcool avec son collègue Julien Cloirec, jeune alchimiste qui vient déboucher ses fioles d'infusions et autres shrubs (des sirops de fruits gazeux à base de vinaigre) de son invention. Nourriture, boissons, service: il se dégage effectivement de cette table de belles émotions, le fruit d'une équipe attentionnée que l'on sent épanouie dans son travail. Antonio Piattella parvient avec malice et gourmandise à élever des produits simples au rang de délicieux plats gastronomiques. Et dire qu'il ne s'agit là que de sa première saison à ce poste. La relève est en tout cas assurée pour cette Table d'Adrien!
Photos: DR

