Photo: Olivier Evard

En 2021, vous passez le cap des cinquante ans en cuisine. Comment vivez-vous cet anniversaire, en pleine pandémie?

C’est frustrant, car on aurait souhaité célébrer cela d’une belle manière, bien entourés et dans un restaurant ouvert. Mais je suis confiant, cela va se terminer et l’on pourra bien fêter le moment venu.

 

Cette passion qui vous fait vous lever tous les jours, comment elle a commencé?

Presque par hasard! Un ami de mes parents était poissonnier à Annemasse, en France voisine. J'y passais souvent mes vacances, je faisais les marchés avec lui. Tous les lundis, on allait manger chez certains de ses clients, dont Jacques Lascombes au Lion d'Or à Cologny. C'est là que la magie a opéré. J’ai ensuite arrêté l’école à quatorze ans et demi pour partir en apprentissage. Je me souviens bien, c’était le 8 juin 1971 au Sporting à Villars. Je profitais de mes congés pour aller travailler dans des boulangeries, des boucheries... pour découvrir d’autres choses, simplement. Et j’ai eu mon diplôme à dix-sept ans!

 

Puis, rapidement, l’ouverture de votre premier restaurant à Massongex.

Oui! J’ai ouvert le restaurant en 1980, à 24 ans. Après ces années à côtoyer le poisson avec cet ami, je me suis spécialisé dans les produits de la mer. J’ai vite été connu pour cela, et étais un peu vu comme un trouble-fête... Une anecdote me fait encore rire: nous servions du poisson avec un filet d’huile d’olive et du sel de Guérande parsemé dessus. Et des clients renvoyaient le plat car ils pensaient avoir trouvé des brisures de verre! À l’époque, nous ne parlions pas trop de gros sel en Suisse...

 

Après le poisson, place à la science! Vous êtes l’un des premiers à vous être lancé dans ce qu’on appelle communément la «cuisine moléculaire»: d’où est-ce que ça vous est venu?

C’est encore un coup de chance! J’étais invité à une émission de radio où j’avais dit vouloir «faire de la neige avec du goût», en racontant mes souvenirs de gamin qui se léchait les gants en laine pour manger la neige qui était dessus. Il se trouve qu’Hervé This, le créateur de la «cuisine moléculaire», m’a entendu sur les ondes. Il a compris ma volonté culinaire, mais a surtout été touché par les émotions et l’histoire que je voulais raconter. Plus tard, nous nous sommes rencontrés et avons partagé nos expériences, un peu comme un luthier et un musicien.

 

Et depuis, cela fait plus de trente ans que vous cuisinez de cette manière. Avec succès!

C'est ma vision très personnelle de la cuisine. Certains l'ont peut-être pratiquée par effet de mode mais pour moi, c'est ma manière de m'exprimer.

 

Vous vous définissez plutôt comme cuisinier, scientifique ou artiste?

Les trois! Cuisiner est déjà un acte scientifique au départ, et il devient artistique dès lors que l’on y met de la passion et du cœur. C’est ce que je fais au quotidien.

 

Votre brigade est composée essentiellement de jeunes, vous proposez deux fois par mois des offres pour les moins de trente ans: pensez-vous qu’il faille pousser la jeunesse à découvrir la gastronomie?

Je pense que la jeune génération s’y intéresse beaucoup plus que ce que l’on dit. Ils sont curieux, aiment les découvertes et il y a un retour général au «bien manger», mais il faut un peu pousser, aider. Ce que j'aime également chez la jeune génération de cuisiniers, c’est qu’ils cuisinent avec plus de liberté que nous l'avions à l'époque. C’est super! C’est notre rôle de démocratiser la gastronomie, montrer les valeurs qu’il y a derrière et transmettre un savoir-faire précieux.

 

Un savoir-faire qui est en train de se perdre durant cette crise?

Non. C’est difficile de régater alors qu’on ne peut pas travailler, mais la passion est intacte, que ce soit chez moi ou dans ma brigade. En 2020, j’ai dû me mettre en pause quelques temps, mais mes jeunes et un ancien de l’équipe ont géré le restaurant avec mon épouse Clara le temps que je me remette. C’est magnifique! Et ça montre que malgré ce qu’on lui impose, le monde de la gastronomie n’est pas mort, mais bien vivant!

 

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