Texte: Anita Lehmeier

 

Molto gusto. Mazara del Vallo n’attire qu’une poignée de touristes en Sicile. Pas de faste comme à Palerme, ni de romantisme façon Taormine, encore moins de frisson à la Corleone. Cette ville portuaire à l’extrême ouest séduit par son authenticité et son «molto gusto». Elle devrait d’ailleurs avoir une crevette rouge sur ses armoiries: ici, tout tourne autour des fameux gamberi rossi. Le port abrite la plus grande flotte de chalutiers de Méditerranée, et la plupart misent sur ces crustacés nobles vivant entre 300 et 800 mètres de profondeur. Chaque filet n’en ramène que 50 à 70 kilos, trois fois par jour au maximum.

Gamberi Rossi auf Salz gegart (SI_2017_39 «al dente» mrd)

Cuites au sel, les gamberi rossi présentent le goût de la mer!

 

Pourquoi sont-elles aussi bonnes? Ces crevettes tirent leur goût unique de leur terroir marin. Les forts courants sous-marins chargés de plancton nourrissent leurs petites pattes rouges, leur donnant couleur intense, texture tendre et parfum inimitable. Les campagnes de pêche, qui peuvent durer plusieurs semaines jusqu’aux eaux grecques, laissent souvent les enfants de Mazara grandir sans père, les hommes étant longtemps en mer. La ville abrite aussi la seule casbah intacte d’Italie, avec son appel du muezzin et ses ruelles ornées de céramiques, rappel vibrant de son passé arabe.

Mazara

Décortiquer les précieuses crevettes à 5°C demande de l'entraînement et de la minutie…

Une histoire teintée de Tunisie. Dans les années 1970, des centaines de Tunisiens s’installent ici, souvent pêcheurs eux aussi. Accueillis comme des professionnels aguerris, ils participent à la prospérité de la ville, visible dans ses palais imposants, ses églises baroques et ses rues pavées de marbre. C’est cette richesse maritime qui attire Luca Bianchi, cinquième génération d’une maison d’épicerie fine zurichoise fondée en 1881. Avec son cousin Dario et son acheteur en chef Fortunat Gregori, il se rend à Mazara pour rencontrer son partenaire Ittica Sud, fournisseur de gamberi rossi. Dès leur sortie des filets, les crevettes sont congelées à -50°C afin de préserver toute leur fraîcheur.

Mazara

Luca Bianchi (d.), Fortunat Gregori de Bianchi (c.), le capitaine du Sirio Baldo Margiotta (2ᵉ à partir de la g.), et Antonino Lo Presti, d'Ittica Sud.

Gros travail de précision. PDG d’Ittica Sud et héritier d’une lignée de pêcheurs, Antonino Lo Presti leur ouvre les portes de son site ultramoderne. Ici, dans un froid polaire, des ouvrières en combinaison décortiquent les précieuses crevettes, destinées à l’exportation en pièces entières ou en produits raffinés comme le carpaccio, les sphères de chair ou encore les têtes, très recherchées pour leur parfum. Les représentants de Bianchi repartent avec une commande, convaincus d’élargir leur gamme. Chaque année, 7,5 tonnes de gamberi rossi de Mazara del Vallo rejoignent ainsi la Suisse, dont 400 kilos de tartare.

 

Bijoux de la mer. Évidemment, ces trésors marins se retrouvent sur les tables locales: à l’élégant Altavilla du centre ou au rustique Pescolino d’Oro sur le Lungomare. Mais pour Baldo Margiotta, capitaine du Sirio et enfant du pays, les gamberi rossi restent rares, trop chères, réservées tout au plus au dimanche. Quelques jours à terre pour les fêtes, puis il reprend la mer, fidèle à la quête infinie des crevettes rouges de Mazara.

 

Photos: Vincenzo Giurfida, HO