Cuisine en cascades. On aurait tort de passer par Servoz (Haute-Savoie) sans une promenade dans les Gorges de la Diosaz, afin d'admirer ses cinq cascades secrètes le long d'un sentier et de passerelles. Une erreur plus grave encore serait de ne pas s'attabler à l'Auberge des Gorges, située juste en face. Avec un nom pareil, on s'imagine une bonne vieille taverne servant tartiflette et crozets. Erreur: on trouve ici une cuisine fusion élégante et raffinée, mêlant belle gastronomie française, produits du terroir, et trésors de l'Inde. Sacrée promesse!
Le mobilier cosy de l'auberge est mis en valeur par la présence de sculptures métalliques créées à partir de débris de l'épave du Malabar Princess, avion détruit en 1950 dans les glaciers du Mont-Blanc.
Malabar Princess. Après une première vie en tant que relais de poste dès la fin du XVIIIe siècle, la bâtisse sise à côté de l'école du village s'est muée en auberge dans les années 1960. Elle a été reprise en 2023 par le chef-propriétaire Hugo Lemercier. Le jeune homme de 27 ans a aménagé l'intérieur avec goût, conférant à l'ensemble charme et confort. L'auberge dispose ainsi de six chambres douillettes et d'un restaurant d'une quinzaine de couverts, aux murs décorés d'œuvres métalliques façonnées par l'artiste Josée de Vérité, à partir des vestiges du Malabar Princess, un avion écrasé dans le massif du Mont-Blanc en 1950.
Entre France et Inde. Le tristement célèbre appareil appartenait à la compagnie Air India. Outre les murs, le Sous-Continent occupe également les assiettes. Car la cuisine d'Hugo Lemercier est une habile union de plats français qu'il twiste avec des ingrédients ou des techniques culinaires indiennes. L'exercice est périlleux, tant la gastronomie française s'accommode finalement assez rarement d'épices ou de piment. Malgré son âge, le chef s'en sort d'une admirable manière. Et ce d'autant qu'il est un quasi-autodidacte!
Trois kilos d'épices. Maître d'hôtel de formation, passé par l'école Vatel à Lyon, il a notamment fait ses armes dans le restaurant dubaïote du chef trois-étoiles Mauro Colagreco. Originaire d'Annecy, il est toutefois revenu sur ses terres natales de Haute-Savoie avec le projet d'ouvrir une table gastronomique. C'est donc en salle qu'il a commencé son aventure à l'Auberge des Gorges. Avant de décider de prendre les commandes des fourneaux et d'ajouter une pincée d'épices indiennes à sa cuisine, résultat de son amour pour le pays d'origine de sa fiancée. Il s'y rend «cinq à sept fois par an», ramenant régulièrement «trois kilos d'épices sourcées et de qualité» dans ses valises.
Ludique: on remplit ce panipuri de bouillon de coriandre avant de l'engloutir et de goûter navet fermenté, citron caviar et notes de salicorne.
Le chef aime surprendre ses convives, ici avec une entrée mettant la fraise à l'honneur, qu'il apprête de multiples façons.
Ces superbes assiettes de pain pav et beurre aux épices sont l'œuvre d'ébénistes vosgiens Ben & Manu.
Paneer et ghee. «Ici, ce n'est pas un restaurant indien», prévient d'emblée Hugo Lemercier. N'espérez pas trouver des cheese naan ou du poulet tandoori: sa signature se résume davantage à des plats de belle gastronomie française auxquels il ajoute quelques touches indiennes ça et là. En toute subtilité, les assaisonnements étant somme toute assez discrets. Son homard bleu, pêché en Bretagne, est confit avec du ghee, le beurre clarifié omniprésent en Inde. Sa fleur de courgette s'accompagne d'une émulsion au paneer, fromage qu'il confectionne maison. Le pain pav, sorte de brioche très moelleuse, se déguste avec de petites mottes de beurre que l'on saupoudre d'épices au choix, et que l'on a pris soin de sentir au préalable. Cardamome noire, piment du Cachemire, sel noir de l'Himalaya kala namak, jusqu'au fameux garam masala secret de sa belle-famille: manger dans ce restaurant, c'est partir à la redécouverte de plats français revisités au prisme des voyages du chef. Quitte à se faire de temps en temps bousculer un peu.
Le chef Hugo Lemercier se rend de 5 à 7 fois par en Inde avec sa compagne originaire de Bombay. Il y remplit ses valises d'épices, fil rouge de sa philosophie culinaire.
«Les petits vignerons me donnent plus d'émotions que les grandes étiquettes». Chef de salle et sommelier, Matthias Broyer vient de la prestigieuse Table de Yoann Conte, à Annecy.
La fraise sublimée. Ainsi, Hugo Lemercier n'hésite pas à servir la fraise en entrée. «Ça déstabilise parfois certains clients», reconnaît-il avec un sourire en coin. Fraise de Savoie rouge grenat, mûre à point, présentée fraîche, séchée, marinée, fumée, en chips: c'est presque un dessert, c'est vrai. Mais la vinaigrette à la fraise fermentée et au citron noir d'Iran qui l'assaisonne, relevée à la cardamome et au garam masala, en fait une ébouriffante entrée de saison, fraîche et réjouissante.
Cet omble chevalier, à la cuisson maîtrisée, est nappé d'une sauce à la levure boulangère aussi simple que délicieuse.
Accords évidents. Et que dire du travail remarquable du sommelier Matthias Broyer, qui sert avec cela un marsannay rosé Fleur de Pinot 2020? Le nectar se déguste comme un prolongement de cette fraise, en toute évidence. Le jeune homme, ex-sommelier adjoint à la Table de Yoann Conte (deux étoiles à Annecy), s'amuse à proposer des accords aussi pertinents que surprenants, du vin au saké en passant par le cognac. Joueur, il prend un malin plaisir à servir en dissimulant les étiquettes, auxquelles il substitue trois adjectifs, ne révélant le pot aux roses qu'une fois que les clients ont goûté. «Cela permet de mieux comprendre l'accord», estime-t-il. Sa très belle sélection, tout en biodynamie, est issue de jeunes vignerons indépendants. «Ce genre de vins me donne plus d'émotions que les étiquettes prestigieuses», explique le sommelier.
Homard bleu de Bretagne confit au ghee. La bisque est servie en sauce, mais aussi en glace.
Asperge verte, café fermenté et consommé aux épices: une assiette qui illustre parfaitement la philosophie des lieux.
Le magnifique chariot de fromages de Haute-Savoie est inclus dans les menus en six et neuf plats.
Fromages obligatoires! Haute-Savoie oblige, n'espérez pas repartir sans avoir dégusté d'excellents fromages du coin: bleu de Termignon, reblochon fermier et autres brebis des Houches vous attendent de pied ferme. Précision étonnante, le chef les sert avec une petite boule de crème glacée au persil. On peut ainsi dévorer tous ces beaux fromages dans n'importe quel ordre: le persil vient agréablement rincer le palais entre deux bouchées. Ingénieux! L'Auberge des Gorges est sans aucun doute une table qui possède une âme véritable. Avec ses assiettes voyageuses, poétiques mais lisibles, voilà un restaurant dont on repart le ventre et la mémoire bien remplis. Et tant pis pour la promenade sur les Gorges, on ira une prochaine fois.
Escapades d'été
Retrouvez les épisodes de cette série au fur et à mesure de leur parution
- Une auberge où les Alpes rencontrent l'Inde
- A paraître
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