Madeleine de Proust. On se souvient de la mine déconfite d’Emmanuel Macron. C’était en 2017. Dans un documentaire retraçant sa campagne post élection, celui qui allait devenir le nouveau Président de la République française, en pause dans un self service d’autoroute, bavait d’envie devant un cordon bleu. Hélas, celui-ci était réservé au menu enfant. Cruelle déception. Comme tant d’autres, l’homme politique, son plateau à la main, a sans doute espéré un instant replonger en enfance grâce à ce plat vécu comme une madeleine de Proust. Car longtemps, à la cantine, ou à la maison en version standardisée tout droit sortie d’une barquette plastique de supermarché, l’escalope panée a comblé les appétits de petits ogres aux palais peu enclins à la nouveauté. Et aux légumes verts.
Veau ou poulet. Souvent snobé, relégué au rang de produit industriel, le dodu cordon bleu regagne pourtant ses lettres de noblesse. Et ce, à la faveur de quelques chefs nostalgiques qui le travaillent en mode artisanal et à base de bons produits. Jean-François Piège cuisine le sien avec une escalope de veau garnie de Boursin. Cyril Lignac, chantre du gourmand-croquant, ajoute une crème de truffe à son suprême de poulet pané dans un mélange de noisettes et d’amandes. Joseph Viola, lui, ne jure que par le Comté 18 mois d'affinage pour sublimer sa farce. Et en Suisse, des deux côtés de la Sarine, quelques bonnes tables le déclinent à leur manière, et en toute saison.

Comme le burger en son temps, le cordon bleu est monté en grade grâce aux soins que les chefs ont apporté à sa fabrication artisanale à base de produits de qualité.
Le Gruyère dans le jambon. A la Brasserie de Montbenon, à Lausanne, il fait partie des incontournables, comme l’explique l'un de ses cofondateurs, le cuisinier François Grognuz: «Quand on a créé notre première carte, on voulait vraiment se baser sur des plats populaires, avec une identité terroir, surtout pas dans un esprit fusion, ou quelque chose dans le genre. Le cordon bleu, avec son côté un peu has been s’est vite imposé.» Devenu l’un des plats permanents de la carte, la spécialité version BDM met l’eau à la bouche: «On utilise un suprême de poulet fermier dont on garde l’os et la peau pour en conserver le moelleux. A l’intérieur, on ajoute un généreux morceau de Gruyère AOP affiné 9 mois, entouré d’une belle tranche de jambon de campagne. La panure maison est faite avec nos surplus de pain de chez Bread Store. Ensuite, notre cordon bleu est rôti au four et servi avec des légumes de saison et des pommes de terre grenailles au romarin.» Quant au secret pour un fromage bien coulant, « Le Gruyère AOP 9 mois garde bien son côté fondant sans se liquéfier et sans être trop salé. Et il faut surtout bien entourer le fromage dans la tranche de jambon et pas le contraire avant d’en farcir la viande.» consent à confier François Grognuz.

Le secret de François Grognuz pour un cordon bleu réussi? Un bon Gruyère d'abord enroulé dans la tranche de jambon puis dans l'escalope de poulet fermier juteux.
Double escalope et simple formage. Copieux, croustillant et goûteux, ce régressif délice s’affranchit des diktats de la cuisine healthy pour assumer sans détour son côté réconfortant et old school. Quant à savoir qui eut l’idée, un jour, d’inventer un plat si gourmand, comme toujours, les versions divergent. Et la Suisse, patrie du fromage et de la panure, fait bien-sûr partie des potentiels «coupables». Dans la somme «Le Patrimoine Culinaire suisse», le journaliste Paul Imhof attribue même le statut de «quasi plat national» à cette «double escalope panée garnie de fromage et de jambon» traditionnellement prévue pour être cuisinée autour d’une viande de veau. C’est à Brigue et grâce à une ingénieuse cuisinière, que le plat serait né vers 1800. L'histoire raconte qu'alors qu’un restaurateur avait prévu un carré de porc pour trente personnes pour un repas de mariage, un groupe du même nombre de convives avait fait irruption sans s'annoncer. La cuisinière décida alors de couper le carré en soixante portions, d’y ajouter jambon cru valaisan et fromage, avant de paner le tout et de le faire frire. Devant ce met apprécié, le patron du restaurant, reconnaissant, aurait alors lancé à sa cuisinière qu’elle méritait le titre de cordon bleu. Ce à quoi cette dernière, modeste, aurait répondu qu’il ferait mieux de donner ce nom à son plat.
Période bleue. Autre piste, celle d’un cuisinier valaisan toujours, qui, embarqué sur un paquebot allemand en 1929, avait cuisiné à l’équipage un met à base de viande de veau, fromage et chapelure . Celui-ci venant tout juste de battre le record de la traversée Brême-New York. Le ruban bleu, récompense offerte aux vainqueurs, aurait alors donné son nom au plat. Quant aux Italiens, ils avancent, eux, que cette spécialité n’est rien d'autre qu’une escalope milanaise améliorée dont on avait l’habitude de parer les extrémités de deux rubans bleus pour éviter que la farce ne s’en échappe. Peu importe ses origines, le cordon bleu crousti-coulant va réchauffer notre hiver et soigner nos bleus à l'âme!
Photos: Gault&Millau Channel, Brasserie de Montbenon.

