Texte: Siméon Calame Photos: Julie de Tribolet
Départ en fanfare! «Ouh là, ne m’en parlez plus, de cette journée! A part la naissance de mon enfant, il y a deux ans, j’ai rarement vécu des moments aussi stressants…» Grand sourire aux lèvres, Romain Paillereau éprouve un réel soulagement quand il se remémore le 10 novembre dernier. Le 10 novembre 2021? C’était la réouverture officielle du Restaurant des Trois Tours, à Bourguillon (FR), après vingt-trois ans d’Alain Bächler et une rénovation des caves au grenier. Il faut dire que l’annonce, en avril 2021, de la fermeture de la table aux 18 points en avait laissé plus d’un sous le choc. Le nouveau chef était donc attendu au tournant.
Demande surprise. Mais le départ d’Alain Bächler a aussi donné des idées à Pascal Blanquet, pharmacien, homme d’affaires et surtout grand épicurien. Habitué du lieu, ce dernier ne pouvait imaginer voir les Trois Tours disparaître de la scène gastronomique romande. «Il est venu un jour à la Pinte des Mossettes, se souvient Romain Paillereau (qui en était le chef), mais je ne savais pas qui il était. Puis, à la fin du repas, il s’est présenté et m’a dit: «J’aimerais racheter les Trois Tours et je serais heureux que vous en repreniez les cuisines.» Cela a fait tilt dans ma tête.» La machine était lancée.
«Découverte de l'année 2017». Assis dans l’un de ces élégants fauteuils orange du lounge, le nouveau patron des lieux est serein, même si «reprendre un restaurant après vingt-trois ans de succès d’un tel chef, je ne pouvais pas me rater»! Mais le nouveau venu avait des bases solides: il a passé chez Anne-Sophie Pic, Eric Frechon et Michel Troisgros. Et il avait déjà été nommé «Découverte romande de l’année» 2017 par le GaultMillau, qui lui avait attribué 17 points à la Pinte.
Refonte totale. Autre atout, entre le 14 août et le 10 novembre, la majestueuse maison de maître du XIXe siècle s’est vu refaire une beauté, de A à Z. La salle de bal du premier étage a «reçu un petit coup de propre». Traduisez: c’est un lieu somptueux et unique pour les plus beaux des mariages. «En août dernier, nous avons organisé une fête pour 86 personnes, la salle était pleine, les convives heureux. C’est l’un de mes plus beaux souvenirs depuis le début de l’aventure», sourit Romain. Au rez, les salles à manger et le lounge affichent une élégance de galerie d’art moderne, agrémentés de grandes natures mortes, d’épatants murs de molasse striée et d’un parquet veiné au chic contemporain.
Un chef architecte. La cuisine n’a évidemment pas échappé aux rénovations. Devinez qui l’a dessinée? Romain Paillereau himself: «La perfection n’existe pas, mais on peut l’approcher. Et cela passe par d’infimes détails, comme la position des plans de travail et l’efficience de ce magnifique outil. Par conséquent, tout ce que je peux maîtriser, je le maîtrise.» Au sous-sol, Max et Isabelle, les pâtissiers, peuvent même compter sur un double espace réfrigéré rien que pour eux. Un luxe dont ils ont rapidement su faire bon usage: voyez ce dessert virtuose associant framboise, tomme fraîche et piment piquillos. Ou celui combinant la légère amertume du fenouil, la subtilité de l’estragon et la vivacité du citron. Alors qu’il passe régulièrement au second plan, l’art pâtissier est célébré comme le reste. Et toutes les installations ont été pensées pour le permettre.
Des menus différents pour les habitués. Cet «outil de travail» – la cuisine, donc – a coûté «deux fois plus que ce qui était prévu», mais Pascal Blanquet, le propriétaire des lieux, semble heureux des résultats actuels. D’ailleurs, il vient une ou deux fois par semaine manger à Bourguillon. «Mais jamais la même chose! précise Romain. Nous avons quelques habitués qui viennent plusieurs fois par carte. A chaque fois, nous leur préparons un menu différent.» De plus, Pierre Forst, le second, et son sous-chef, Johann Herbelin, imaginent volontiers des menus spéciaux, dont ils improvisent les dressages, qui n’en sont pas moins millimétrés, comme toujours. Une fine équipe!
Jeune équipe motivée! Pour mener à bien son aventure gastronomique, le chef à la barbe impeccablement taillée peut compter sur une brigade de jeunes talents. Des fidèles qui sont peu ou prou les mêmes qu’au début: Johann Herbelin est aux cuissons, Tiago aux garnitures et le garde-manger est tenu par Matthieu Maeder, Pierre Forst et Adrien. Et s’ils sont tous des professionnels chevronnés, Tiago et Matthieu Maeder ont fait parler d’eux ces derniers mois: ils ont participé respectivement à l’émission Objectif Top Chef pour le premier et au concours national organisé par Viande Suisse pour le second. Matthieu Maeder a même terminé à la deuxième place, coaché par son chef. «Pousser des jeunes motivés à se dépasser, les emmener de l’avant et les voir se surpasser, c’est magnifique!» sourit Romain, fier de sa brigade.
La dernière recrue? Andrii, un jeune Ukrainien arrivé en Suisse en juillet et qui vient de commencer un préapprentissage en salle aux Trois Tours. «Il est venu se présenter un matin et m’a raconté son histoire, qui m’a touché, se souvient le chef. Il m’a rapidement démontré sa motivation et j’ai été interpellé par sa démarche très volontaire: il ne parlait pas un mot de français à son arrivée, mais il apprend vraiment super vite! J’ai plaisir à le voir s’épanouir ainsi.»
Ballet d'équipe. Les clients, eux, sont tout aussi heureux d’apercevoir le chef à travers l’immense baie vitrée qui sépare la cuisine du restaurant. Assis, on le voit ainsi en train de dresser les plats. C’est alors que commence le lumineux ballet de Pauline Schohn, la directrice de salle, et de ses acolytes Ana et Saskia. Sur leurs plateaux, les assiettes se font tableaux. La fameuse peau de poulet au sésame et citron vert, véritable signature du chef bordelais, y devance un fond d’aubergine fumée, une délicate mousse de sérac surmontée de croûtons de pain grillés, d’un puissant gel au piment d’Espelette, de noisettes torréfiées et d’une quenelle de glace à l’aubergine. Un plat tout en textures et en couleurs qui porte l’évidente signature de Romain Paillereau: une subtilité de goûts, un esthétisme poussé et des produits d’ici. Car si le niveau est monté d’un cran et que le Romain Paillereau de Bourguillon est une version augmentée de celui de la Pinte des Mossettes, une chose est restée: son envie de travailler des ingrédients de la région, cueillis avec soin.
La cueilleuse de toujours. Dans un coin de la cuisine, on aperçoit d’ailleurs un gigantesque bocal rempli d’airelles en fermentation: «J’ai fait connaissance avec ma cueilleuse, Françoise, lorsque j’ai débuté à la Pinte, raconte Romain. Notre collaboration se poursuit ici, à Bourguillon, et elle trouve toujours des herbes sauvages de première fraîcheur. Et de temps en temps, de fabuleux petits fruits comme ces airelles!»
Pure gourmandise… Puis, alors que les clients prolongent le plaisir sur la terrasse enchantée et que Guillaume Barray, le talentueux sommelier, repart s’affairer parmi les trésors de la cave voûtée (et classée au patrimoine fribourgeois!), Romain, lui, s’est mis à lustrer une cinquantaine de moules à cannelés: «C’est toute mon enfance, lâche-t-il dans un grand sourire. J’ai grandi à Bordeaux et je me souviens de ces matins à courir à la boulangerie chercher des cannelés tout chauds… Miam!» Vif, le chef imagine déjà une prochaine gourmandise: «Des cannelés aux airelles? Pourquoi pas! Ce serait en tout cas une jolie manière de boucler la boucle entre mes origines et ma Gruyère d’adoption.» Romain Paillereau, Trois (p’tits) Tours et puis explose.
>> Vous pouvez retrouver cet article dans le GaultMillau Magazine, disponible jusqu'à mi-novembre dans les plus grands kiosques de Suisse romande.