Texte: David Schnapp
Daniel Humm, qu’a provoqué votre décision de réintroduire la viande et le poisson à l’Eleven Madison Park après quatre ans?
C’était fascinant à observer: quand j’ai annoncé, il y a quatre ans et demi, que nous allions passer à une cuisine uniquement végétale, cela a déclenché une tempête. Aujourd’hui, en annonçant que nous allons à nouveau adapter notre menu, une nouvelle tempête éclate.
Comment vivez-vous cette agitation?
Plutôt bien. Nous avons 18 saisons, 18 menus dans cette nouvelle direction. Nous avons poussé très loin le développement d’une cuisine entièrement végétale. Mais au bout d’un moment, cela nous a semblé trop restrictif.
Est-ce que cela signifie un échec?
Pas du tout. Après la pandémie, notre ambition était de créer une cuisine sans produits animaux avec l’objectif d’obtenir trois étoiles Michelin. Nous avons été les premiers à le faire. Mais l’hospitalité reste au cœur de notre démarche: nous ne voulons exclure personne. Si le homard ou le canard, que nous remettons à la carte, servent de «cheval de Troie» pour attirer certains clients et leur faire découvrir nos plats de légumes, cela reste cohérent avec notre vision. Même si je mange peu de viande, je ne suis pas vegan.
Inspiration tirée de la cuisine bouddhiste japonaise: «Celebration» avec salade de tiges et concombre, issue du menu de printemps 2023.
Déjà un classique végétalien: plat aux champignons shiitake issu du menu d'hiver 2022.
Aviez-vous sous-estimé la réaction du public face à un virage aussi radical?
Je ne pensais pas que tant de gens hésiteraient à franchir la porte d’un restaurant végan. L’alimentation touche à l’émotion et à l’identité. Heureusement, j’ai abordé ce projet avec une certaine naïveté: sans cela, je n’aurais pas eu le courage d’aller aussi loin. Et au final, c’est un succès: nous faisons salle comble chaque soir. Mais il est vrai que les grands événements sont restés difficiles à organiser.
Derrière ce revirement, n’y a-t-il pas surtout une logique économique?
Je dirais plutôt une question de flexibilité: rester fidèle à une vision, tout en sachant l’adapter quand la réalité s’impose. S’accrocher à une idée coûte que coûte n’a pas de sens. Cela ne signifie pas renoncer à sa vision, mais l’ajuster. Cela demande de l’audace et de la confiance, sans tomber dans l’arrogance de croire que l’on peut tout contrôler.
Vous parlez souvent de contrôle…
Oui, je suis quelqu’un qui aime garder la main. C’est sans doute ce qui m’a conduit en cuisine: dans ma brigade, je peux tout maîtriser. Mais ce qui se passe à l’extérieur m’échappe. Accepter ces circonstances, ce n’est pas une défaite: il faut du courage pour le faire et relancer les choses autrement. La cuisine n’est pas seulement un art, c’est aussi un métier, et avant tout une affaire d’hospitalité. Le changement constant fait partie de l’identité de l’Eleven Madison Park.
«L’hospitalité avant tout»: Daniel Humm avec ses convives à l'Eleven Madison Park.
Justement, comment situez-vous cette nouvelle étape dans l’histoire du restaurant?
En 20 ans, nous avons écrit beaucoup de chapitres: d’abord brasserie, puis fine dining européen, ensuite un menu réduit à 16 mots, puis une cuisine très épurée. Puis il y a eu la pandémie, et enfin le virage végétal. Chaque étape s’est construite progressivement. Nous avons cuisiné végan pendant quatre ans et demi, il est temps d’ouvrir un nouveau chapitre - en mobilisant toute mon expérience.
Avez-vous senti une certaine jubilation malveillante devant ce revirement?
Ce qui m’a le plus dérangé, c’est que certaines personnes que j’aimerais accueillir ne venaient plus. Des connaisseurs de vin, par exemple, qui aiment déguster de grands crus. Ce sont des clients précieux, car ils comprennent aussi la cuisine. Mais beaucoup pensent que les grands vins s’accordent surtout avec la viande.
Avec le recul, n’avez-vous pas été trop radical?
Non, car sans ces limites nous n’aurions jamais autant appris. Aujourd’hui, je trouve nos fonds au koji bien plus intéressants que les fonds de volaille d’autrefois. Nous avons créé une ricotta d’algues, une brioche feuilletée sans beurre, un beurre de graines de tournesol... Ce fut le chapitre le plus intense et le plus émouvant de ma carrière. Nous avons inventé un langage culinaire totalement nouveau, affranchi des traditions françaises. Pourquoi fallait-il glacer des légumes au beurre et au fond de volaille? Nous avons préféré explorer les cuisines du Moyen-Orient, de l’Inde, du bouddhisme japonais. C’est là que nous avons puisé nos plus grandes inspirations. La répétition ne m’a jamais satisfait: ce risque, nous ne l’avons jamais couru.
«Une toute nouvelle langue culinaire»: Daniel Humm et ses sous-chefs en pleine création de nouveaux plats.
«Le chapitre le plus intéressant de ma carrière»: une brioche feuilletée sans beurre dans les cuisines de l’EMP.
Concrètement, à quoi ressemblera le prochain chapitre – une cuisine végane avec en plus du poisson et de la viande?
À peu près, oui. Les plats de légumes resteront véganes, et s’y ajouteront des plats de poisson et de viande, peut-être parfois un beau fromage. Quoi qu’il en soit, le menu offrira certaines possibilités de choix. Nous sommes en train de développer ces idées.
Les sauces et les fonds sont l’épine dorsale d’une cuisine. Comment allez-vous les aborder désormais?
Si nous servons du homard, il est logique d’utiliser les carapaces pour préparer la sauce. Mais nous n’aurons plus de réfrigérateurs remplis de fonds de volaille, et nous ne ferons plus de jus de veau. En revanche, il y aura un jus pour accompagner le canard - c’est logique, puisqu’on utilise ainsi l’animal dans sa totalité.
Votre passage à une cuisine végétale reposait aussi sur des arguments environnementaux. Cela vous conduit-il à exclure certains produits animaux?
Je ne sais pas encore. Je ne veux pas me fixer de limites pour l’instant. La semaine dernière, j’ai reçu un e-mail de quasiment tous les bouchers de New York et des environs, avec leurs offres, et j’ai hâte d’échanger avec eux. Je pense que les produits animaux que nous utiliserons devront être locaux et avoir du sens d’un point de vue écologique. Le homard vient de notre côte, les coquillages et les huîtres sont durables.
Retour en octobre 2025: le canard de Daniel Humm, glacé au miel et à la lavande.
Un cliché personnel: Daniel Humm, il y a quelques années, à l’Eleven Madison Park.
Quand le premier menu au nouveau format sera-t-il servi?
Avec le nouveau menu d’automne, à partir du 14 octobre 2025.
Une dernière question: votre récent mariage avec l’actrice Annabelle Dexter Jones a-t-il un lien avec ce nouveau tournant de l’EMP?
Peut-être, oui. Ma vie est aujourd’hui dans un équilibre que je n’avais jamais connu. J’ai traversé des relations et des périodes très extrêmes en tant que cuisinier. Aujourd’hui, j’ai trouvé une nouvelle sérénité. Ce nouveau chapitre, où j’essaie de mettre toutes les choses en harmonie, correspond parfaitement à cette phase de ma vie.
«Ma vie est en parfait équilibre»: Daniel Humm s’est marié à Annabelle Dexter Jones en juin 2025.
Photos: Ye Fan, Evan Sung, David Schnapp, HO