Texte: Knut Schwander Photos: Régis Colombo et Olivier Villard

Il y a cent soixante ans, à Ouchy, les lavandières et les pêcheurs croisaient le nec plus ultra de la haute société venue de Paris, de Londres ou de Saint-Pétersbourg. Un peu comme on croise à présent – hors covid! – des Suisses dans les ports de pêche de Birmanie. Les uns sont en guenilles, les autres en robe à crinoline ou, maintenant, en bermuda de marque, mais le décalage est semblable. Dans les assiettes aussi. 

Ainsi les invités à l’inauguration de l’étincelant Beau-Rivage, le 25 mars 1861, ont-ils dégusté les apprêts et les produits les plus fins de leur temps. Parmi la douzaine de plats du repas inaugural, on trouve notamment des pâtés à la Montglas (jambon, langue et truffe), un turbot à la hollandaise (beurre, œuf, vin blanc), du bœuf à la bretonne (sorte de ragoût), une dinde truffée et un pudding à l’irlandaise (raisins secs, whiskey, bière, gingembre). 

Pour fêter le 160e anniversaire de ce Swiss Deluxe Hotel lausannois, l’un des plus beaux palaces du monde, sa directrice, Nathalie Seiler-Hayez, s’est attablée avec Anne-Sophie Pic pour élaborer un menu d’exception. Mais pas une réplique! «Je ne sais pas si on aurait envie de manger tout ça de nos jours», explique la cheffe.

Virtuosité. Hier soir, 120 invités ont donc dégusté la version revisitée du menu inaugural, dont l’un ou l’autre plat restera d'ailleurs à la carte du restaurant à Lausanne, comme à Valence. Le bar caviar 2.0, par exemple, subtilement souligné de rose a littéralement enthousiasmé l’assistance: un plat aérien, inspiré de celui inventé par Jacques Pic en 1971, mais modernisé avec talent. Accompagné pour l’occasion d’un Ilex 2020 de Louis-Philippe Bovard et des notes délicate de «Au bord de l’eau» de Gabriel Fauré, cet apprêt a fait un triomphe. Tout comme le ludique esquimau de tomme vaudoise à l’absinthe: une vraie merveille de saveurs à laquelle un blanc de noirs brut griffé Adank donnait la réplique avec virtuosité. Un plat imaginé pour répondre au fromage glacé à la vanille servi en 1861

Mais au fait, comment fait-on pour concilier histoire et modernité, luxe d’autrefois et gastronomie d’aujourd’hui? Interview

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Au micro, Anne-Sophie Pic a rappelé son attachement à la Suisse et son plaisir de réaliser ce repas de fête.

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Les brigades de service et de cuisine du Beau-Rivage Palace et du restaurant Anne-Sophie Pic.

Pourquoi ne pas avoir simplement refait ce menu à l’identique, comme en 1861?

Je ne sais pas si on pourrait le refaire à l’identique. Les techniques ont changé. De plus, les envies ont évolué. Ce qui est intéressant, c’est de tisser des liens entre présent et passé. J’ai donc voulu intégrer des plats liés à mon histoire.

 

Réinterpréter, c’est amusant, contraignant, stimulant?

Les trois à la fois! La Maison Pic a aussi 130 ans et j’ai donc beaucoup d'affection pour l’histoire des ingrédients, comme pour celle des hommes. J’ai donc cherché à garder la quintessence du menu, tout en tenant compte de la trame aromatique de notre époque et en restant en adéquation avec la saison. Cet exercice est une manière de construire notre histoire tout en respectant le passé, avec des éléments de service à la française, comme autrefois, lorsque les dressages sur assiette n’existaient pas.

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Le Chausson à la truffe noire d'André Pic revisité par sa petite-fille Anne-Sophie.

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Le boeuf simmenthal en terre et mer: un délice!

En découvrant ce menu de 1861, qu’en avez-vous pensé?

Il me rappelle les menus de mon grand-père, même s’ils ne sont pas tout à fait contemporains. On y voit l’ordre des viandes et des poissons mélangé. En même temps, on reconnaît la structure constitutive de la cuisine européenne et des éléments de la grande cuisine française. J’ai donc repris des éléments, comme la hollandaise, même si j’ai préféré ne pas la servir avec du poisson, l’idée du bœuf à la bretonne qui devient terre et mer.

 

Quel est le plat qui fait le mieux le lien entre autrefois et aujourd’hui?

Le chausson à la truffe. Pour moi, il est excessivement affectif, car il a été créé dans les années 1930 par mon grand-père. D’ailleurs, je voulais le revisiter depuis longtemps, en prenant soin de ne pas le trahir. C’était donc le moment idéal pour le faire.

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Pour répondre au puding à l'irlandaise (orthographe d'époque, avec un seul d) de 1861, le baba «comme un pudding».

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L'esquimau de tomme vaudoise à l'absinthe: une véritable bombe aromatique.

Est-ce que ces plats figureront à la carte à Lausanne et/ou à Valence?

Oui, il y a tant de travail que je ne voudrais pas en perdre le résultat. Ils sont inédits et ce sont des plats de fête, intégrant des produits nobles. Mais ils doivent perdurer et seront à la carte, bien sûr.