Texte: GaultMillau Suisse
Le bœuf-mystère. C’est sans l’ombre d’un doute la viande la plus exclusive du monde. Le bœuf wagyu, ce produit de luxe auréolé de mystère, ravit les gastronomes, des viandards invétérés aux plus fins gourmets. Longtemps réservée aux clients les plus fortunés, cette viande commence à se trouver à des prix plus abordables. Elle quitte désormais les restaurants japonais de prestige et les tables les plus onéreuses pour se faire une place chez les particuliers — et même dans certains plats de street food!
Une boucherie avec le sourire. En Suisse romande, une entreprise fait figure de pionnière dans la démocratisation du bœuf wagyu: La Bouche Rit, dont les deux boucheries sont bien connues des Lausannois depuis sa fondation en 2017 par Sébastien Losey (photo ci-dessus), fort de trente ans de métier, et son fils Romain, 28 ans, responsable du développement et de l’innovation. Le fils est la véritable cheville ouvrière de ce qu’il appelle le «projet wagyu». Depuis 2020, ce diplômé de HEC Saint-Gall, qui a grandi dans la culture bouchère familiale, s’est fixé pour objectif de développer la notoriété du bœuf wagyu en Suisse. Une mission loin d’être une sinécure, tant l'onéreux produit intimide le consommateur. Mais Romain Losey semble en passe de réussir, avec des ventes en hausse, une table gastronomique florissante et un fast-food premium qui sera bientôt le premier du pays à proposer un smash burger au wagyu suisse à 20 francs.

Insolite: à la Table du Boucher, on lunche au beau milieu de la boucherie.
Nose to tail. «On n’est pas les seuls à se lancer dans le bœuf wagyu, reconnaît d’emblée l'entrepreneur. Mais personne ne le démocratise comme nous.» Le wagyu a longtemps été l’apanage de clients et de restaurants fortunés, qui ne voulaient que les pièces les plus nobles (filet, côte…), délaissant les bas morceaux et contribuant ainsi au maintien de prix élevés. Pour y remédier, Romain Losey a entrepris de mieux valoriser l’animal, selon une démarche de plus en plus adoptée par les bouchers et les chefs: le nose to tail («du museau à la queue»). «Une carcasse entière coûte 20'000 francs. C’est un achat très risqué», explique-t-il. Pas question donc de gaspiller ce produit d’exception. Mais comment?

Les vaches wagyu sont élevées selon un cahier des charges strict: elles sont exclusivement nourries de maïs, d'herbe, d'orge et de minéraux.
Persillage au top. Le wagyu désigne un ensemble de races bovines connues pour leur viande exceptionnellement persillée, à la texture fondante et au goût de noisette. La Bouche Rit en importe d’Europe, d’Australie, du Japon (premier producteur mondial et patrie d'origine des wagyu), mais aussi de Suisse. Début novembre, Romain Losey s’est rendu chez Christophe Chappuis, éleveur de wagyus depuis 2017 à Vulliens (VD), afin de choisir une bête promise à l’abattage en décembre. Contrairement aux races locales, abattues après un an d’engraissement, les wagyus patientent trois ans avant l’abattage, ce qui garantit un persillage (aussi appelé «marbrage», anglicisme de marbling) supérieur.

Christophe Chappuis s'est lancé dans le wagyu en 2017. Il est l'un des rares éleveurs en Suisse.

Son exploitation s'étend sur une soixantaine d'hectares à Vulliens (VD), dans la Broye.

Romain Losey est venu sélectionner une bête chez Christophe Chappuis en vue d'un abattage.
Commandes par Whatsapp. Retour à La Bouche Rit. «Il a fallu faire preuve de beaucoup de pédagogie pour expliquer notre démarche», se souvient Romain Losey. Le bœuf vendu en Suisse est déjà réputé pour être le plus cher au monde ; le wagyu suisse atteint des sommets, jusqu’à 400 francs le kilo. Pour rendre le produit plus accessible, il a imaginé des lots de 5 kilos de morceaux variés — pièces nobles et bas morceaux confondus. Une façon de faire connaître son travail tout en valorisant la bête entière et en maintenant des prix raisonnables. Les clients ont pris l’habitude de passer commande en boutique, voire directement via WhatsApp. «On répond à toutes les demandes, et c’est toujours un plaisir de recevoir des photos de leurs steaks cuits à la maison», sourit l’entrepreneur.
C'est une vraie boucherie. Inutile d’aller bien loin pour découvrir le deuxième axe de développement imaginé par Romain Losey. Face à la vitrine de la boucherie de la rue Madeleine, il suffit de se retourner pour apercevoir les deux «tables du boucher»: un restaurant installé au cœur même de la boutique, où l’on déguste la viande pendant que d’autres clients font leurs courses. En plus d’offrir une expérience originale, La Bouche Rit propose un menu gastronomique mêlant pièces à griller et préparations plus inattendues, comme un carpaccio d’entrecôte crue, de race wagyu japonaise. Servi en très fines tranches, il révèle un gras fondant qui inonde le palais, façon lard de Colonnata, version bœuf. «C’est un plat original, car le wagyu se déguste habituellement cuit, explique Romain Losey. Mais une fois qu’on y a goûté, qu’on aime ou non, on est convaincu que le wagyu est un produit à part.» Preuve de l'effort de démocratisation, le menu wagyu est proposé au prix de 100 francs pour 4 plats.

A La Bouche Rit, on peut directement comparer le wagyu suisse de son cousin japonais (en haut), au marbrage plus prononcé.

Le carpaccio d'entrecôte de wagyu japonais, à déguster cru: une rareté qui fond dans la bouche.
Le burger impossible. Plus récemment, La Bouche Rit a commencé à collaborer avec The Green Van Company, deux restaurants (Lausanne, Genève) et un food truck spécialisé dans les hamburgers gourmets, avant d’en racheter l’enseigne. Romain Losey y a créé un burger au wagyu, l’«Impossible Burger». Impossible… ou presque, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il est tout noir, grâce à un bun au charbon végétal. Ensuite, parce qu’il ne contient aucun artifice, ni fromage, ni tomate, ni salade. Juste un steak haché de wagyu dont le gras fondu tient lieu de sauce, d’une gourmandise rare. Seule concession: une cuillerée d’oignons caramélisés, confits… dans la graisse de wagyu! Dès la première bouchée, l’Impossible Burger du Green Van déclenche une véritable réaction chimique entre papilles et cerveau. Avec environ 50% de matière grasse, le patty au wagyu y déploie toute sa gourmandise: un hamburger tellement riche, aux puissantes notes beurrées, si hédoniste qu’il en frôle l’excès. Jamais on n'a goûté un burger aussi fondant. Vendu à 25 francs, on se laisserait presque tenter par un deuxième.
La barre symbolique des 20 francs. Proposer une viande aussi réputée à un tel prix: le pari de la démocratisation du wagyu est gagné. Mais Romain Losey veut aller plus loin. Avec son équipe, il travaille actuellement sur un smash burger au bœuf wagyu. Au programme, un ou deux patties écrasés et croustillants, deux tranches de cheddar, les mêmes oignons confits, quelques oignons crispy pour faire bonne mesure et un bun moelleux. Le meilleur? Il sera proposé à 20 francs. «C’est encore un work in progress, reconnaît-il. Nous en sommes à une dizaine d’essais, et nous n’avons pas encore trouvé le bon mélange de muscles pour obtenir un patty très gras qui se tienne bien. Parce que si le gras reste sur le grill, tout cela ne sert à rien!».

Ni fromage, ni tomate, ni bacon: dans le hamburger 100% wagyu, la viande est reine. Seuls les oignons sont présents… mais ils sont confits dans la graisse de wagyu.

C'est à The Green Van Company, fast food premium très urbain en plein quartier du Flon, que la Bouche Rit achèvera la démocratisation du wagyu.
Prototype. GaultMillau a pu déguster en avant-première un prototype du futur «double smash wagyu» du Green Van. Un burger dans les règles de l’art, le croustillant du smash et la jutosité du wagyu. «C'est le meilleur des deux mondes», confirme Romain Losey. Et c’est lorsqu’on se surprend à se lécher les doigts, couverts du jus savoureux de la viande, qu’on se dit qu’à ce tarif et pour cette qualité, La Bouche Rit va bel et bien réussir à démocratiser, la première, le bœuf wagyu en Suisse.
La Table du Boucher à Lausanne
The Green Van Company à Lausanne et Genève
Photos: Julie de Tribolet, Blaise Kormann
