Texte: Jean-Blaise Besençon Photos: Fred Merz

Santé! A Vevey, dans la grande pièce de l’appartement familial, les distinctions et les prix reçus par Jérôme Aké Béda occupent chaque année davantage de place. Trophée Ruinart, chevalier du Tastevin de la Bourgogne, compagnon «juré» de la Confrérie du Guillon, chevalier de l’Ordre des coteaux de Champagne, Ambassadeur du chasselas et, le plus cher à son cœur, le titre de Meilleur sommelier suisse attribué en 2015 par le guide GaultMillau.

Jérôme Aké Béda vit à Vevey, avec sa femme et les deux plus jeunes de leurs trois fils.

Un sommelier couronné. Soigneusement encadrés au milieu des masques africains et de quelques beaux nus qu’il collectionne, ses trophées racontent un parcours hors du commun, de la Côte d’Ivoire, où Jérôme est né le 1er janvier 1962, jusqu’à la légendaire Auberge de l’Onde à Saint-Saphorin dans laquelle le sommelier maître d’hôtel exerce ses différents talents «depuis onze ans et cinq mois».

 

Enfance en Côte d'Ivoire. Quand il arrive en Suisse en 1990, Jérôme Aké Béda possède déjà une solide expérience et la certitude d’avoir trouvé sa vocation. «Enfant, je regardais La croisière s’amuse à la TV, j’ai toujours adoré les gens bien habillés. Et puis, à Abidjan, en traînant autour des grands hôtels, ce qu’on arrivait à apercevoir à l’intérieur me faisait rêver! Je me disais qu’en travaillant dans un établissement comme ça, je n’aurais jamais faim!» Fils d’un employé de la Société nationale d’électricité et d’une mère chamane – «En transe, elle était assez fameuse et ma grand-mère connaissait le pouvoir des herbes» –, Jérôme grandit dans la Côte d’Ivoire en plein développement d’Houphouët-Boigny, le «père» de l’indépendance.


Cocktail du début. Après sa prime scolarité dans une école de missionnaires français, Jérôme obtient son bac à Abidjan et s’inscrit dans la première école hôtelière du pays qui vient d’être créée par «notre cher président» avec l’aide du Québec. «J’y ai cru et j’ai réussi à être sélectionné.» Dans un vieil album, des photos jaunies racontent une période heureuse: les week-ends de remplacement au Wafou, célèbre hôtel d’Abidjan construit sur la lagune «comme à Tahiti» avec ses bars et ses fastueux dîners-spectacles, et puis un concours Nestlé qui lui vaut son premier grand prix et son premier article de journal. «Il fallait imaginer un cocktail avec du Nescafé et du lait Nido, j’avais ajouté du Cointreau et du rhum pour créer un Nestsweet cocktail! Durant les vacances d’été, le jeune Jérôme vient régulièrement en France perfectionner ses apprentissages et gagner sa vie, servant des cocktails à Saint-Tropez et à Port Grimaud, développant des qualités humaines qui font toujours son charme: l’humour et la gentillesse. Avec le goût du travail chevillé au corps, celui d’apprendre aussi et puis ces moments de chance qui décident de chaque existence, ses atouts le conduisent jusqu’en Suisse, avec les encouragements d’un ancien professeur et l’idée de se perfectionner à l’école hôtelière de Glion...

Depuis bientôt 40 ans qu’il vit en Suisse, les distinctions et les prix s’accumulent.

En plus du titre de sommelier de l'année 2015, Jérôme Aké Béda a gagné de multiples distinctions.

Découverte du vin. Du restaurant Le Raisin à Vevey (16 points au GaultMillau en 1992) à La Petite Grappe à Lausanne en passant par le Vieux-Stand à Lutry, sa voie semble déjà tracée jusqu’à son engagement, comme directeur de salle, dans le restaurant gastronomique de Denis Martin à Vevey en 1997. «C’est chez lui que j’ai pris de l’étoffe; en me donnant l’occasion de me frotter au vin, il m’a permis d’étalonner mes papilles et de révéler mes talents.» Jusqu’alors l’Ivoirien n’avait bu que du vin «à l’africaine», c’est-à-dire en rajoutant des glaçons dans des grands verres de Kiravi! Au Mont-Pèlerin pour le restaurant gastronomique du Mirador Kempinski qui l’engage en 2002, le sommelier enrichit encore ses connaissances tout en multipliant les concours, les formations, les récompenses. Il est marié à Sarah depuis 2000; aujourd’hui père de trois garçons, c’est le plus heureux des sommeliers. Avec une réserve quand même: «Je n’aimais pas servir des vins à des gens qui ne s’intéressent qu’au nombre de zéros du prix...»


Passion chasselas. De ce point de vue-là, sa découverte de l’humble cépage du chasselas colle mieux à son caractère. «C’est un vin félin, tout simple et tout subtil, comme un Suisse! Mais quand il vieillit, il montre ses abdos, devient terrible, redoutable; entré en sénescence, il peut ressembler aux plus grands cépages et niquer tout le monde.» A ce vin qui lui ressemble (il fallait peut-être ça pour qu’un sommelier africain, «élevé au jus d’ananas et de coco», trouve sa place parmi les vignerons vaudois), Jérôme Aké Béda a consacré un livre sélectionnant (en 2014) les «99 chasselas à boire avant de mourir». Intarissable sur le sujet, il chante comme le poète Jean Villard Gilles, qui avait ses habitudes à l’Auberge de l’Onde, les qualités de ce cépage «caméléon». «Même en plantant du chasselas sur les meilleures collines d’Afrique du Sud, on ne pourra jamais faire un Dézaley. Le terroir est inscrit dans le cosmos, on ne peut pas inventer un sous-sol.»


Caves ouvertes. Cette fin de semaine pendant laquelle les caveaux vaudois seront ouverts à la dégustation, le sommelier de l’Auberge de l’Onde rappelle une vérité qui brille comme un petit verre de blanc: «Il faut 120 jours pour faire un verre de vin contre une demi-journée pour un verre de coca… Et aucune vigne au monde n’est plus difficile à cultiver qu’en Lavaux.» Et lui qui n’est jamais aussi à l’aise qu’en proposant une bouteille à ses clients connaît aussi l’étendue de sa passion: «En Lavaux, je suis vraiment dans mon biotope mais je suis ouvert à tout, le vin n’a pas de frontières.»